Jean Piaget et la psychologie du développement cognitif (I)

Vue d’ensemble de l’œuvre

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Préambule

Cette série de 12 cours trouve son origine dans un enseignement donné au semestre d’été 2010 à l’Institut de psychologie de l’université de Neuchâtel[1]. Le but premier de cette série de cours était de procurer aux étudiantes et étudiants auxquels il s’adressait les bases permettant de se faire une idée la plus précise possible de l’œuvre psychologique de Jean Piaget, qui, par son ampleur empirique et sa profondeur théorique, reste à nos yeux l’une des principales sources de connaissance de la genèse des structures et du fonctionnement de l’intelligence humaine. Bien entendu, au paradigme piagétien qui, tout en empruntant certaines de ses thèses et concepts aux grands courants de recherche qui l’ont précédé (en particulier la Gestaltpsychologie et la Denkpsychologie, que nous retrouverons par la suite), a profondément marqué et orienté depuis les années 1920 jusqu’aux années 1980 l’avancement des recherches en psychologie du développement cognitif sont venues s’ajouter de nouvelles approches, dont celles se rattachant à l’essor de l’information processing [2], aux progrès de la neuropsychologie liés aux nouvelles technologies d’exploration du cerveau, ou encore à la prise en considération de plus en plus poussée de la dimension sociale des activités humaines.

D’autre part, dans ces trente dernières années de nouveaux faits (dont plusieurs seront examinés dans nos prochains cours) sont venus compléter et parfois remettre en question les anciennes découvertes de la psychologie piagétienne. Faut-il en conclure que la psychologie contemporaine et son enseignement peuvent faire l’impasse sur les apports de l’œuvre piagétienne, ou au mieux ne plus lui attribuer qu’une valeur historique ? Bien des chercheurs et enseignants ont aujourd’hui cette tentation, certainement plus en raison de l’effort assez considérable à fournir pour prendre une connaissance un tant soit peu exacte et approfondie de l’œuvre, que d’un verdict basé sur une analyse sérieuse et patiente des faits et des concepts en présence: ceux recueillis et développés dans les décennies précédentes, ainsi que ceux recueillis et développés récemment, dont il s’agit nullement de nier la valeur, mais qui n’ont peut-être pas la portée rédhibitoire que les chercheurs leur prêtent (on en verra quelques exemples dans la suite). À l’encontre d’une telle attitude, nous jugeons qu’il est dans l’intérêt même d’une psychologie qui se veut scientifique d’intégrer, dans la mesure où elles sont toujours valables et éclairantes, les conquêtes passées aux recherches en cours. Ce qui signifie faire l’effort nécessaire pour en saisir la « substantifique moelle ». C’est dans cet esprit que nous avons conçu ce cours. Avec celui-ci, nous avons voulu permettre aux étudiants d’acquérir une première vue d’ensemble d’une œuvre difficile d’accès en raison de son ampleur et de sa profondeur, vue qui devraient leur permettre d’en mieux juger la portée soit exclusivement historique soit, selon notre conviction, toujours actuelle. Et c’est dans le même esprit que nous publions nos notes de cours révisées à l’attention de lecteurs qui au-delà de l’intérêt historique qu’ils peuvent porter à l’œuvre piagétienne visent à s’approprier la somme de savoirs qu’elle est susceptible de conserver quant à la nature de l’intelligence humaine et des connaissances qui la composent.

Atteindre le but fixé — faciliter l’accès à la psychologie piagétienne — implique de tenir compte de sa place et de sa fonction dans une entreprise intellectuelle foncièrement organique et interdisciplinaire, dont cette psychologie n’est qu’une composante, certes centrale. Il sera bien entendu essentiellement question de psychologie de l’intelligence et du développement cognitif dans les chapitres qui suivent. Néanmoins, avant d’exposer la psychologie de l’intelligence et du développement cognitif, nous prendrons le temps de présenter l’œuvre dans toute son ampleur. La raison d’une telle approche, qui va de la totalité vers l’une de ses parties, est la suivante: comme les objets d’étude qu’elle n’a cessé de privilégier — le vivant d’un côté, les sciences mathématiques et physiques de l’autre, avec entre deux l’intelligence et plus largement la raison humaine (morale comprise) — l’œuvre piagétienne forme une totalité organique, aussi bien dans son aboutissement que dans son développement. Pour saisir adéquatement n’importe laquelle de ses parties (que ce soit les recherches « périphériques » sur les activités perceptives ou celles sur les Sédums[3], ou celles sur la genèse de l’intelligence et des connaissances chez l’enfant et l’adolescent) il convient donc d’avoir à l’esprit le tout qui l’intègre, ainsi d’ailleurs que les contextes internes et externes qui en accompagnent la genèse. Avant donc même de nous plonger dans quelques chapitres choisis de la psychologie piagétienne du développement cognitif, nous rappellerons à grands traits ce qu’est cette œuvre dans sa totalité, ainsi que quelques-uns des environnements intellectuels en interaction avec lesquels elle s’est développée. Au sein même de la psychologie, en dehors du champ strictement cognitif, nous exposerons également à grands traits quelques travaux complémentaires réalisés par Piaget, dans la mesure où ils permettent d’apprécier non seulement l’ampleur des intérêts de celui-ci pour la réalité psychologique dans sa totalité, mais également l’impact de ses recherches de psychologie cognitive sur la connaissance de cette réalité en tant que totalité (les dimensions affectives et sociales y incluses). Mais surtout, toujours conduit par cette exigence de ne pas perdre de vue la totalité de l’œuvre dans laquelle prennent place les recherches psychologiques sur le développement cognitif, nous n’aurons cesse de relier ces dernières aux interrogations épistémologiques qui les sous-tendent et donnent sens à leurs résultats en élargissant et en enrichissant par là même notre compréhension de l’intelligence et de la raison. Inversement, nous évoquerons à plusieurs reprises les réponses novatrices que les résultats de ces recherches apportent à ces interrogations.

Le plan qui en définitive nous a guidé dans la conception du cours et que nous reprenons dans la rédaction de cet ouvrage est le suivant. Une première section vise à donner une vue d’ensemble de la totalité de l’œuvre piagétienne. Dans un premier chapitre nous retracerons brièvement les grandes étapes de l’œuvre, ainsi que les sources et contextes philosophiques et biologiques à partir desquels elle s’est développée. Nous présenterons également quelques données biographiques accompagnées de photographies permettant de se faire une image de la personnalité de ce savant qui sera l’un des scientifiques suisses les plus prolixes et internationalement reconnu du 20e siècle. Lors du deuxième chapitre, toujours en guise de préambule, nous donnerons un aperçu de la totalité de l’œuvre psychologique de Piaget, dont les recherches sur le développement cognitif ne composent qu’une partie, certes principale. Cette prise de contact avec l’ensemble de l’œuvre étant achevée, nous nous concentrerons dans une seconde section sur l’étude piagétienne du développement cognitif, en présentant quelques-uns des travaux les plus importants de Piaget et de ses nombreux collaborateurs. Dans un premier temps, nous aborderons les recherches sur la naissance de l’intelligence sensori-motrice et de la construction du réel, au cours des dix-huit mois qui suivent la naissance. Puis nous exposerons les études sur la genèse de la pensée logico-mathématique de l’enfant, avec ses différences facettes (classes, relations, nombres, mais aussi espace, temps, quantités physiques, causalité), ainsi que les études sur le développement de la logique formelle et des attitudes expérimentales chez l’adolescent.

Vue d’ensemble de l’œuvre

1. L’auteur

Originaire des Bayards et de la Côte-aux-Fées, petites communes suisses du Jura neuchâtelois, Jean William Fritz[4] Piaget est né le 16 août 1896 à Neuchâtel. Son père, Arthur Piaget (1865-1952), était professeur de littérature médiévale et d’histoire de la Réformation à l’Université de Neuchâtel, mais aussi archiviste du Canton de Neuchâtel. C’est à ce double titre qu’il a rédigé une Histoire de la révolution neuchâteloise dans laquelle il n’hésita pas à bousculer la grande bourgeoisie du canton en détruisant quelques-uns de ses légendes. On notera également parmi ses écrits l’édition critique d’un recueil de poèmes (« Le Miroir aux dames ») du Moyen Age publiée en 1909, l’année même où son fils Jean, alors âgé de 13 ans, publie un article d’une demi-page sur la « Xerophila obvia au canton de Vaud », dans une revue neuchâteloise, Le rameau de sapin, qui avait pour objectif de donner le goût de l’histoire naturelle aux jeunes du canton de Neuchâtel. La mère de Jean, Suzanne-Rebecca Jackson (1872-1942), institutrice de formation, était elle aussi une forte personnalité, une mère quelque peu autoritaire (ce qui a incité son fils alors enfant à se « réfugier dans le travail »), très engagée religieusement, mais aussi sur le plan social et politique: le soutien de son pays d’origine, la France, dans le conflit qui opposait celle-ci à l’Allemagne lors de la première guerre mondiale, lui avait valu une plainte pour diffamation de la part de la Croix-Rouge allemande. Jean Piaget, ses parents et ses soeursUne photographie nous montre le jeune Piaget entouré de ses parents et de ses deux jeunes sœurs Madeleine (1899-1976) et Marthe (1903-1985).

Lors de ses études, Piaget a franchi sans obstacle le parcours scolaire qui l’a conduit du collège latin, puis au gymnase et à l’université, jusqu’au doctorat en sciences naturelles obtenu en 1918 avec une thèse d’ Introduction à la malacologie valaisanne. Sa grande facilité d’étude lui a donné très tôt suffisamment de temps pour pouvoir réaliser dès l’adolescence de premières recherches en histoire naturelle et ainsi acquérir, alors même qu’il était encore au collège puis au gymnase, non seulement le goût de la science, mais également une approche scientifique du réel et une tournure d’esprit dont on verra le rôle crucial qu’elles tiendront dans ses futures travaux de psychologie et d’épistémologie génétiques. L’accueil qu’il trouvera vers l’âge de 12-13 ans auprès de Paul Godet, directeur du Musée d’histoire naturelle de Neuchâtel, les travaux de collection et de classification de coquilles de mollusque qu’il débutera sous sa direction l’amèneront entre 15 et 18 ans à rédiger de touts premiers articles scientifiques qui tous ou presque seront publiés dans des revues spécialisées, dont le Bulletin de la Société neuchâteloise des sciences naturelles, la Revue suisse de zoologie, le Zoologischer Anzeiger (revue de la société allemande de zoologie) ou encore le Journal de conchyliologie (publié en France). C’est là le début d’une très longue série de publications scientifiques qui, à terme, sera composée de plusieurs dizaines de livres et de quelques centaines d’articles incluant jusque dans les années 1970 quelques écrits sur ces mollusques que le jeune Piaget observait et classait dans ses années d’adolescence, et illustrant ainsi une continuité de l’œuvre qui n’empêche en rien des développements et des dépassements que nul n’aurait pu entrevoir dans les années 1910. Je reviendrai un peu plus loin sur l’importance de ces travaux de jeunesse pour la suite de l’œuvre.

Ces premiers éléments de biographie intellectuelle révèlent un adolescent qui semble complètement happé par le travail minutieux de collectionneur. Mais le fort en thème qu’était notre collégien puis gymnasien ne s’intéressait pas qu’aux mollusques. L’enseignement que lui donnait ses maîtres au gymnase puis à l’université lui ouvrait des perspectives bien plus larges, dont la philosophie (logique et morale comprises), la psychologie et la sociologie, mais bien sûr aussi la biologie et plus particulièrement ce qui concerne le domaine de l’évolution des espèces. Sa curiosité scientifique et philosophique était sans limite. A côté de l’enseignement et en lien avec lui, il lisait, prenait des notes, écrivait, se cultivait et alimentait ainsi une soif inextinguible de connaissances qui lui seront des plus utiles lorsque, s’extirpant du champ trop limité, quoique très formateur, de l’histoire naturelle, il se tournera à la fin de son adolescence vers la psychologie et l’épistémologie (ou « philosophie de la connaissance » ou « des sciences », comme la désignaient encore ses maîtres), pour en faire ses disciplines privilégiées d’études et de recherches, avec en complément un intérêt marqué pour la philosophie au sens le plus général, la logique et la sociologie, sans compter la biologie, sa science première, sur le terrain de laquelle il ne cessera de poursuivre les travaux initiés dans sa jeunesse.

On le voit: dresser le tableau de l’auteur est déjà pratiquement entrer dans l’œuvre, tant il est difficile de séparer l’un de l’autre. Piaget a-t-il jamais joué dans sa jeunesse ? Enfant, très peu, si l’on en croit son autobiographie, dans laquelle il affirme s’être très tôt réfugié dans le travail pour fuir un climat familial rendu difficile en raison des troubles psychiques de sa mère. Adolescent, certainement non, embarqué qu’il était déjà dans une œuvre qui l’occupera jusqu’à sa mort, en 1980. Cependant, il n’était pas un être peu sociable. Non seulement il entrait sans difficulté en relation épistolaire avec les savants avec lesquels il correspondait (des collectionneurs et des naturalistes de Suisse et de France), mais les liens étroits de camaraderie qui le réunissaient avec des élèves de son âge, dont certains, futurs mathématiciens et physiciens [5], férus comme lui de science et de philosophie, confirment l’image de bon vivant qu’il ne cessera jamais de délivrer par delà celle de travailleur acharné au service de cette science à laquelle il avait consciemment choisi de consacrer son existence (voir Recherche, sorte de roman autobiographique rédigé en 1016-1917). En bref, c’était un gai luron, certes quelque peu inquiet de nature, mais qui organisait sa vie comme il organisait son activité scientifique. [6] En 1923, alors qu’il avait déjà fait ses premiers pas en psychologie — que nous examineront dans la suite — et qu’il occupait la place de chef de travaux à l’Institut J.-J. Rousseau à Genève, il épouse Valentine Châtenay. Trois enfants naîtront ce cette union: Jacqueline en 1925, Lucienne et 1927 et Laurent en 1931 — trois enfants et trois prénoms destinés à rester célèbres dans le monde entier, puisqu’ils seront tous trois, comme nous le verrons longuement dans la suite, au cœur de l’une des plus importantes études de toute l’histoire de la psychologie du développement.

Là aussi, le fait que Jacqueline, Lucienne et Laurent seront l’objet d’une forte attention scientifique de leur père n’empêchera nullement ce dernier de nouer des rapports d’affection que révèlent ces quelques photos du début des années trente, où on voit un Jean Piaget (avec son propre père Arthur ou avec sa femme Valentine) tenir par la main ou entre ses bras l’une ou l’autre de ses deux filles, ou encore porter Laurent sur le dos au moyen d’une sorte de siège peut-être de son invention.

J. Piaget, avec ses enfants, sa femme et son père

Pour en terminer avec cette brève description de la biographie de Piaget et avant d’entrer dans la présentation à grands traits des grandes étapes de l’œuvre et des contextes dans lesquels celle-ci s’est développée, disons encore un mot de la très large et rapide reconnaissance scientifique internationale d’une œuvre dont la portée est bien sûr proportionnelle au volume de ses écrits, au nombre de langues de traduction (plus de vingt[7]), mais qui se mesure avant tout par son impact sur l’histoire non seulement de la psychologie, mais plus largement des idées pendant la plus grande partie du 20 siècle. Professeur aux universités de Neuchâtel, Genève, Lausanne, Paris et la Sorbonne (où il succède à Merleau-Ponty), Piaget fut très certainement le savant suisse le plus connu du 20ème siècle. S’il n’a jamais passé de doctorat en psychologie (!) ses quelques 25 doctorats honoris causa qu’il reçu, dont plusieurs dans les plus grandes universités du monde, compensent largement cette lacune.

2. Sources et contextes intellectuels de base

Comme nous l’avons déjà souligné, l’œuvre de Piaget est éminemment interdisciplinaire, à la fois par son développement interne dans lequel chacune des disciplines (philosophie, biologie, psychologie, sociologie, histoire, épistémologie, morale, logique et pédagogie) se rattache aux autres, par les problèmes qu’elle soulève et les solutions qu’elle apporte. Cette largeur et cette profondeur de vues sont dès le départ nourries des échanges intellectuels directs ou indirects d’une richesse exceptionnelle avec des savants et des penseurs de tout horizon ou presque, que Piaget a pu entretenir, d’abord sur le mode d’une pensée en formation (disons des années 1910 jusqu’au milieu des années vingt, en ce qui concerne les bases de l’œuvre), puis sur le mode d’un pensée parvenue à maturité, n’ayant plus besoin de se former (ce qui ne veut pas dire ne plus acquérir de bagages scientifiques complémentaires), mais ressentant fortement le besoin de collaborer avec des chercheurs proches ou éloignés, de même horizon intellectuel ou, au contraire, susceptibles d’amener des points de vus complémentaires voire contradictoires. Même si, dans la logique de l’œuvre, l’activité du sujet, et donc de Piaget lui-même, est décisive dans la construction de l’œuvre, il n’en reste pas moins qu’à toutes les étapes, une connaissance même minimale des contextes intellectuels de cette construction est une condition de pleine compréhension de la nature et de la portée des apports proprement piagétiens dont il sera question dans la suite. En d’autres termes, question de génie mise à part, Piaget n’aurait pu devenir Piaget s’il n’avait pas été nourri au départ par un réseau très fécond de connaissances « déjà là », puis (mais dans une moindre mesure) aidé dans la poursuite de la construction par des collaborations et confrontations intellectuelles de tout premier ordre. Commençons par évoquer les contextes intellectuels biologiques et philosophiques dans lesquels l’œuvre a pris naissance. Nous évoquerons ultérieurement, après avoir pris connaissance des grandes étapes de l’œuvre, le deuxième aspect, le rôle des collaborations, dans la progression de l’œuvre une fois celle-ci parvenue à maturité. Quant aux contextes scientifiques (psychologie, histoire et épistémologie des sciences, sciences logiques et mathématiques) à partir desquels ou en confrontation avec lesquels ont été édifiées la psychologie et l’épistémologie génétiques qui composent l’essentiel de l’œuvre piagétienne, un reflet en sera donné lors de la présentation des apports de Piaget à la psychologie du développement cognitif.

Le contexte biologique

L’histoire naturelle

C’est en 1907-1908, à 11-12 ans, que le jeune Piaget commence sa carrière de biologiste. Il doit ses premiers pas dans cette discipline aux liens qu’il tisse avec Paul Godet (1836-1911), le directeur du musée d’histoire naturelle de Neuchâtel. Celui-ci l’initie à la démarche propre à l’histoire naturelle, qui consiste à comparer et à classer les êtres vivants selon qu’ils appartiennent à telle ou telle espèce ou sous-espèce, tel ou tel genre, etc. Cette histoire naturelle à laquelle s’initie le jeune Piaget a des racines très anciennes, qui remontent jusqu’à Aristote et son élève Théophraste (-372,-288), en passant par Linné (1707-1778), véritable point de départ de la classification et nomenclature biologiques modernes, sans les développements desquels n’auraient pu être construites, chez Lamarck, la théorie de l’adaptation des espèces à leur milieu, puis chez Darwin, la théorie de l’évolution des espèces, ceci alors même que Linné admettait tout naturellement la thèse fixiste selon laquelle les formes vivantes ne dérivaient pas les unes des autres mais résultaient de la création divine. On tient dans ces quelques lignes l’essentiel de la matrice initiale à partir de laquelle s’édifiera progressivement la totalité de l’œuvre piagétienne, surtout si l’on a en vue que Lamarck, le père de la biologie, attribuait au besoins propres à tout être vivant, et donc aux comportements nés de ces besoins (la recherche de nourriture par exemple), un rôle essentiel dans l’adaptation des organismes à leur milieu. L’apprentissage de l’histoire naturelle nourrira sur deux plans la pensée du jeune Piaget: le plan de la méthode (observer, comparer, classer et hiérarchiser) et le plan théorique (statut des notions d’espèce ou de variété biologiques en histoire naturelle, théories de l’adaptation et de l’évolution en biologie). Il le contraindra par ailleurs à franchir en quelques années le difficile passage d’une science laissant une place à la croyance religieuse pleine et entière en un Dieu intervenant au sein même de la nature (aux dires de l’enseignement religieux traditionnel), à une science dans laquelle l’hypothèse d’une telle intervention est exclue.

Nous ne dirons rien ici de la lente séparation des croyances religieuses de jeunesse que Piaget décrira dans le roman quasi-autobiographique rédigé vers 20 ans et de l’apaisement qu’il finira par trouver dans une philosophie immanentiste qui assimile Dieu aux lois immanentes de la vie et de l’esprit, et dont il sera question plus loin. Nous nous contenterons d’évoquer quelques problèmes et concepts que Piaget a rencontrés chez quelques auteurs qui ont marqué son apprentissage de naturaliste.

Lors de son apprentissage de la démarche de naturaliste auprès de Paul Godet, de 1907 à 1910, son intérêt se limite pour l’essentiel au seul travail de détermination des coquilles de mollusques recueillis par lui-même ou que reçoit le Musée d’histoire naturelle. Les auteurs qu’il lit alors sont les meilleurs naturalistes de l’époque dans le domaine de la conchyliologie[8], par exemple le français Georges Coutagne (1854-1928), qui résiste à la tentation de toute une école de naturalistes à laquelle il était lié de multiplier à l’extrême les espèces en fonction des nombreux caractères susceptibles de différencier les individus d’un même taxon[9]. C’est là une position que le jeune Piaget reprendra à son compte, en acceptant l’idée qu’il peut y avoir une continuité entre des sous-groupes d’individus qui ne se différencient que peu les uns des autres. Une telle prise de position n’est pas neutre du point de vue de ses futurs engagements théoriques, dans la mesure où elle est un premier pas vers la problématique de l’évolution des formes vivantes qui se substituera, à partir de 1913-1914 environ, à la pure activité de classification des formes propre à la démarche de l’histoire naturelle initiée par Linné, activité qui reposait pour l’essentiel sur une conception fixiste du vivant (absence de liens de filiation entre espèces) et dont le dernier grand chantre au 19e siècle fut le neuchâtelois Louis Agassiz (1807-1873) expatrié aux USA à partir des années 1840.

En poursuivant son activité naturaliste, le jeune Piaget ne pouvait dès lors éviter de rencontrer ce problème central de la classification qui est de décider si tel ou tel sous-groupe d’individus qui se ressemblent forment ou non une espèce. Pour que cette décision ne tombe pas sous le coup de l’arbitraire, le choix d’un critère s’impose, choix d’autant plus difficile qu’est admise la thèse d’une filiation des espèces, en d’autres termes, la thèse de l’évolution que pratiquement tous les biologistes du début du 20e siècle acceptent. L’idée qui lui paraît s’imposer alors est celle, lamarckienne, d’une stabilité des formes acquises chez des organismes confrontés à un milieu inhabituel. Si ces organismes ou leurs descendants directs ne retrouvent pas leurs anciennes caractéristiques lorsqu’ils sont à nouveau placés dans leur environnement d’origine, alors les désigner comme formant une nouvelle espèce ou une nouvelle variété héréditaire se justifie. Telle est la voie dans laquelle la pensée du jeune Piaget s’engage tout naturellement, à partir de son premier apprentissage d’histoire naturelle auprès de Godet. Cette solution va cependant très tôt rencontrer un obstacle majeur, issu de l’évolution même de la biologie. La fin du 19e siècle et le début du 20e sont caractérisés par deux faits historiques de première importance: 1° la distinction du « soma » et du « germen », 2° la découverte des lois probabilistes de transmission du matériel héréditaire des géniteurs à leurs descendants.

Ces deux faits prennent tout leur relief dans le contexte de la lutte qui oppose les deux grandes théories de l’évolution biologique alors en compétition: le lamarckisme d’un côté, avec le primat qu’il accorde à l’adaptation des individus à leur milieu dans l’explication de la transformation des espèces, le darwinisme de l’autre, pour lequel l’explication de l’évolution réside avant tout dans le mécanisme de variation-sélection entre individus d’une même espèce. Ce deuxième mécanisme, encore relativement flou dans sa conception chez Darwin, prend sa pleine signification si on le relie à deux ensembles de travaux et à deux noms importants de la biologie du 19e siècle: August Weismann (1834-1914) d’un côté, Gregor Mendel (1822-1884) de l’autre. Dans la 2e moitié du 19e siècle et même encore au début du 20e nombreuses sont les recherches qui tendent à démontrer la véracité de la thèse de Lamarck attribuant un rôle à l’adaptation individuelle dans la genèse de nouvelles formes vivantes héréditaires (thèse de l’hérédité, sous certaines conditions, des caractères préalablement acquis par des individus s’adaptant à de nouvelles conditions de vie). Dès les années 1880, les échecs sont tels que Weismann adopte la thèse d’une séparation unidirectionnelle totale entre le « germen » (qui contient le matériel ou patrimoine héréditaire des individus) et le « soma », l’organisme individuel, à l’exclusion du germen.  En raison de cette séparation totale, les variations somatiques qui peuvent surgir entre individus d’une même espèce lorsque ceux-ci sont confrontés à des milieux différents n’ont aucun impact sur leur patrimoine héréditaire. En sens contraire, les variations fortuites ou mutations qui peuvent surgir dans ce dernier peuvent se traduire en variations somatiques chez les individus qui les portent, de telle sorte que les variations du germen qui entrainent des variations du soma favorables pour ces individus ont plus de chance de se diffuser dans les générations suivantes. Cette thèse de la séparation entre le soma et le germen qui introduit un mur également infranchissable (une claire contradiction) entre Lamarck et Darwin se voit encore renforcée par les travaux de Gregor Mendel (moine passionné par la botanique). Celui-ci par de minutieuses expériences sur la reproduction par hybridation de différentes variétés de petits pois, a montré comment des caractères héréditaires isolés, différenciant nettement les individus les uns des autres, se distribuaient selon des lois mathématiques précises lors de la générations successives d’hybrides à partir d’une première génération composée de lignées pures de pois. L’existence de telles lois, connues aujourd’hui en biologie sous le nom de lois de Mendel, impliquait clairement l’existence de « particules héréditaires » (quelques décennies plus tard identifiées et désignées sous le terme de « gènes ») dont chacune était responsable de la présence ou de l’absence de telle ou telle caractéristique, ou, en l’absence d’un gène susceptible de dominer l’autre, d’une caractéristique visible mélangeant les caractères purs liés à l’un ou l’autre des deux gènes hérités. Le « germen » de Weismann trouvait dans les expériences de Mendel la confirmation de son existence et de son indépendance par rapport aux variations du soma (celles-ci étant toujours, au contraire, selon l’explication néo-darwinienne, dépendantes du patrimoine héréditaire de chaque individu).[10]

Lorsque le jeune Piaget rédige ses premiers vrais écrits de naturaliste (en 1911 et 1912), il ignore complètement les obstacles majeurs que la synthèse néo-darwinienne des thèses et travaux de Weismann et Mendel dresse face à son travail de classification. Il ne lui vient pas à l’idée de tenir compte de cette distinction entre soma et germen pour décider de qualifier ou non comme espèces les regroupements d’individus à la classification desquelles il procède. Ceci a pour conséquence que, quelle que soit leur qualité indéniable due à la vaste connaissance en conchyliologie acquise par leur auteur, ces premiers travaux sont dès leur publication rendus caduques sur des points essentiels par des recherches parallèlement conduites à l’Université de Lausanne par un doctorant polonais, Waclaw Roszkowski (1886–1944), préparant une thèse sur la faune du lac Léman. Tout en s’appuyant sur les nombreuses observations et déterminations réalisées par son jeune confrère en malacologie, Roszkowski, qui lui connaît les débats en cours sur le terrain de la biologie de l’évolution, ainsi que les travaux de Mendel, ne peut que prendre une direction contraire à celle de Piaget en indiquant à celui-ci que seules des expériences mendéliennes peuvent trancher la question de l’existence ou non de réelles variétés ou espèces héréditaires des individus regroupés selon des caractères superficiels dont la présence peut découler d’une simple adaptation individuelle et non pas provenir de différences héréditaires.

Une telle expérience et l’échange que Piaget a eu avec son collègue de Lausanne n’ont pu que renforcer sa formation cette fois non plus seulement en malacologie, mais en biologie, quand bien même ils l’ont par ailleurs peut-être conduit à cristalliser trop tôt la position alors implicitement lamarckienne à laquelle il se rangeait tout naturellement dans le débat entre darwiniens et lamarckiens. Piaget va lire une foule d’auteurs très connus à l’époque et auprès desquelles il cherchera non seulement un enrichissement théorique qui l’accompagnera tout au long de ses recherches ultérieures en psychologie et en épistémologie, mais également des arguments aptes à renforcer sa conviction selon laquelle la séparation entre soma et germen ne pouvait prendre la forme absolue adoptée par le néo-darwinisme à partir de la synthèse entre 1° la conception darwinienne de la sélection naturelle, 2° l’impossibilité, selon Weismann, d’un mécanisme lamarckien de passage direct des adaptions somatiques aux transformations adaptatives du germen et 3° le travail de Mendel démontrant l’existence d’un matériel héréditaire auquel pouvait être identifié le germen. De cette entreprise de lecture et de formation en biologie et en philosophie biologique conduite par Piaget entre 1912 et 1918 environ, nous retiendrons seulement trois noms: celui de Herbert Spencer, tout d’abord, dont le système de philosophie positive et les concepts que ce système met en œuvre sur le plan de l’évolution biologique sont à la fois très proches et radicalement contraires aux propres solutions que proposera Piaget en biologie, en psychologie et en épistémologie ; celui de Bergson ensuite, qui le premier montrera à Piaget le lien conduisant de la biologie à la psychologie de la connaissance ; celui de Le Dantec enfin, qui lui apportera le point de départ de la conception originale, centrée autour des notions d’adaptation, d’assimilation et d’accommodation, qu’il sera amené plus tard à proposer de l’évolution des formes vivantes, mais aussi de l’évolution de l’intelligence.

Deux visions contraires de l’évolutionnisme philosophique: Spencer et Bergson

Les travaux de Lamarck puis de Darwin ne pouvaient manquer de bouleverser profondément l’évolution des idées en philosophie. L’un des premiers auteurs a avoir mesuré dans toute son ampleur l’importance de ces travaux ainsi que plus généralement de la progression des sciences de la nature sur la vision que l’on pouvait se faire des réalités physiques biologiques et sociales a certainement été Herbert Spencer (1820-1903), ingénieur, sociologue et philosophe. Avant même la parution, en 1859, de l’Origine des espèces, ouvrage dans lequel Darwin rendait publique sa théorie de l’évolution des espèces par variation fortuite et sélection, Spencer avait adopté une conception évolutionniste de l’univers et de la vie dans ses dimensions biologiques, psychologiques et sociales. Sur tous ces plans, la réalité, tout entière réductible aux lois de la matière, du mouvement, de la conservation de la force[11] et de l’équilibre physique, est conçue comme passant d’un état maximal d’ « homogénéité indéfinie »[12] et de dispersion de ses composants à un état croissant d’intégration (formation des galaxies, des êtres vivants, des systèmes de croyance, des sociétés d’individus, etc.) accompagnée d’une différenciation ou d’ « hétérogénéité définie [et] cohérente » également croissante des composants de chacune des totalités résultant de ce processus d’intégration. Cette intégration et cette différenciation aboutissaient naturellement à une complexification croissante des phénomènes pouvant être suivie d’un mouvement de dissolution qu’illustrent la mort des organismes ou la disparition des sociétés. Par ailleurs, sur les plans biologiques et psychologiques, l’évolution est conçue comme résultant d’une accommodation continue et croissante de l’organisation biologique et mentale aux relations (et régularités) temporelles, spatiales et causales propres à la réalité extérieure, en un mot, « des relations internes aux relations externes ».[13] Pour construire son système de « philosophie positive » qui couvre l’ensemble des phénomènes physiques, mais aussi des idées observées dans la genèse de la pensée et des sociétés, Spencer s’appuie sur une connaissance très vaste de la littérature scientifique de son époque. Son système est toutefois biaisé par le choix de réduire les propriétés de l’ensemble des phénomènes naturels et des lois spéciales qui peuvent parfois les caractériser (par exemple, en biologie, la loi de la sélection naturelle, identifiée à la loi de survie des plus aptes, ou, en psychologie, les lois d’associations d’idées) aux lois physiques élémentaires de la mécanique et de la dynamique newtonienne, choix qui mène à une certaine cécité ou superficialité en ce qui concerne la saisie des phénomènes biologiques, psychologiques et sociaux (indépendamment du fait que la physique du 19e siècle elle-même se distançait déjà de la vision très appauvrie que Spencer se faisait des phénomènes physico-chimiques). En dépit de cette superficialité, cette vision évolutionniste couvrant l’ensemble des phénomènes naturels a marqué bon nombre de biologistes, psychologues, sociologues et philosophes de la fin du 19e siècle et du début du 20e, y compris ceux qui, comme Bergson ou plus tard Piaget rejetteront non pas l’idée évolutionniste d’ailleurs largement inspirée des progrès de la biologie, mais le réductionnisme physicaliste du philosophe anglais.

En ce qui concerne Henri Bergson, son évolutionnisme marquera apparemment moins le jeune Piaget en raison du caractère manifestement et volontairement antiscientifique non seulement de son approche du réel, basée sur une soi-disante intuition métaphysique permettant d’accéder à l’être véritable, mais aussi de la réponse apportée par une telle intuition: l’affirmation d’une « durée créatrice » ou d’une « énergie créatrice » véritable source métaphysique de l’évolution cosmologique, biologique et psychique (l’univers, les êtres vivants qui le peuplent, les œuvres humaines sont ici la trace laissée par un « élan créateur » qui a trouvé en Bergson un romancier de talent). Toutefois, effectuée avant toute lecture des écrits de Spencer, la lecture vers 14-15 ans de l’Évolution créatrice de Bergson sera un vrai choc pour Piaget. Elle le confrontera à une sorte de théisme qui tranche avec les dogmes et les mythes exposés dans les cours de religion que, jeune protestant, il a l’obligation de suivre, et elle lui permettra ainsi d’entrevoir dans le fonctionnement même de la Vie une issue aux contradictions entre croyances religieuses et scientifiques auxquelles il était alors confronté. La biologie, science de la vie, prenait en effet avec Bergson et sa notion d’élan créateur une tournure vitaliste qui d’une certaine façon teintera la vision générale que le jeune Piaget se fera ultérieurement de la vie biologique et de l’activité intellectuelle. Accompagnée d’autres lectures philosophiques dont il sera question plus loin, celle de Bergson pourra ainsi contrebalancer la conception trop sommairement réductionniste de Spencer et de ses nombreux émules. Mais surtout, on trouve dans cet ouvrage de Bergson une analyse et une critique du mécanicisme commun aux théories biologiques de l’évolution (le lamarckisme, le darwinisme) ainsi que la mise en évidence de la parenté de ces thèses avec celles sur l’origine et l’évolution des idées et des comportements propre aux thèses alors dominantes en psychologie, que ce soit l’associationnisme (fixation d’une relation entre idées par expérience répétée de la contiguïté entre celles-ci), ou la thèse (directement ou non inspirée du darwinisme) d’une progression des idées par tâtonnement puis sélection. Cette analyse et cette critique permettront ainsi à l’adolescent de se construire une sorte de première vision d’ensemble des solutions possibles concernant les évolutions biologiques et psychologiques, vision qui l’orientera dans la suite de ses recherches aussi bien biologiques que psychologiques, mais qu’il remaniera très vite, en fonction des résultats de ces recherches et pour la rendre plus compatible avec les thèses d’une communauté scientifique dont les méthodes sont à ses yeux seules à même d’apporter des réponses acceptables aux interrogations de fond sur la nature et les mécanismes spéciaux propres à l’évolution des formes ou normes biologiques, psychologiques, mais aussi sociales, intellectuelles et morales. En un mot, l’intérêt principal de la lecture de L’évolution créatrice de Bergson est triple: premièrement, l’éloigner d’un mécanisme physicaliste par trop sommaire auxquels succombent bien des chercheurs de l’époque (y compris son camarade Juvet qui abandonnera plus tard ce réductionnisme), deuxièmement, lui permettre de prendre d’emblée une certaine hauteur de vue et une vision critique et épistémologique dans sa saisie des théories biologiques alors en vogue, et troisièmement de favoriser chez lui l’éclosion et le développement d’un goût très prononcé de la spéculation philosophique qu’il lui faudra apprendre à domestiquer, à transformer en spéculation scientifique dont il fera un usage plus ou moins explicite tout au long de son œuvre.

Félix Le Dantec: les mécanismes biologiques de l’adaptation et de l’évolution des espèces

Si par l’ampleur de son système de philosophie et l’importance qu’il accorde à des notions telles que celles de différenciation, d’intégration, d’organisation et même d’équilibration, Spencer a pu servir de modèle au jeune Piaget, celui-ci trouvera chez Le Dantec (1869-1917) un esprit plus proche du sien dans la manière d’articuler les observations faites en biologie et les théories pouvant être élaborées à partir d’elles. Comme tous les jeunes biologistes de la fin du 19e siècle, Le Dantec a bien sûr été influencé par la vision évolutionniste défendue par Spencer. Cependant, jeune chercheur de talent à l’Institut Pasteur [14], le travail de doctorat qu’il a pu réaliser, dans ce cadre, sur la digestion chez les Protozoaires va lui fournir la matière lui permettant de voir à l’œuvre chez ces organismes unicellulaires, le mécanisme d’assimilation qui, aux côtés de celui d’accommodation, sera quelques années et décennies plus tard au cœur des propres observations et développements théoriques que Piaget réalisera en étudiant non plus le fonctionnement des organisations biologiques, mais celui des organisations psychologiques. Bien que s’opposant à une certaine interprétation là aussi trop réductionniste que Le Dantec avait proposé des mécanismes de fonctionnement des organisations biologiques et qu’il avait ensuite généralisé de manière totalement spéculative au développement des organisations mentales, Piaget n’en reconnaîtra pas moins toujours sa dette envers cet auteur décédé en 1917 des suites d’une tuberculose. C’est pourquoi il importe de présenter brièvement la théorie de l’adaptation des organismes d’abord unicellulaires puis pluricellulaires soutenue par le chercheur de l’Institut Pasteur.

Un fait a retenu l’attention de Le Dantec lors de son travail de doctorat: le processus d’assimilation par lequel un organisme élémentaire (ou, dans les travaux ultérieurs, chaque cellule d’un organisme pluricellulaire) transforme la nourriture trouvée dans son milieu en sa propre « substance vivante » (ce que Le Dantec résume par la formule suivante: a+Q = λa+R, avec « Q » désignant la substance du milieu dans lequel « a » baigne, λ l’accroissement de substance et R les résidus non assimilés). Dans le cas où la substance extérieure n’est pas assimilable, l’organisme élémentaire « a » est détruit et on assiste à une « mort élémentaire » que Le Dantec traduit par la formule a+B=C). Cette observation du fonctionnement chimique des protozoaires est très tôt complétée par cette autre observation selon laquelle une bactérie, c’est-à-dire, dans le langage de Le Dantec, une « substance vivante élémentaire A », élevée dans une solution de plus en plus concentrée d’une autre substance B, peut se transformer, pour des raisons purement physico-chimiques et d’équilibre interne, en une substance vivante A’. On a là les deux mécanismes de base à partir desquels l’auteur édifiera, en une série d’étapes successives, sa théorie générale de la vie et de ses transformations. Pour parvenir à une théorie couvrant l’ensemble des organismes et des espèces qu’ils composent, il s’agit cependant de généraliser les concepts théoriques basés sur ces observations du fonctionnement biochimique des organismes unicellulaires. En effet, plus la complexité des organismes pluricellulaires est grande, plus les cellules qui les composent —et qui continuent chacune à se comporter conformément aux deux lois de base des êtres unicellulaires— perdent leur indépendance, leur survie en venant à dépendre de l’organisme qui les intègrent, lequel en retour dépend pour son adaptation au milieu extérieur du fonctionnement des cellules qui le composent. Et comme, selon la loi d’assimilation détectée chez les unicellulaires, l’accroissement de toute cellule élémentaire ne se produit que lors de son fonctionnement, il en résulte que, chez l’être pluricellulaire « seules se développeront les parties qui sont activées », ce développement dépendant donc du degré d’activité des cellules composant chacune de ces parties.

Ultérieurement toutefois, le Dantec enrichira cette première conception du phénomène d’assimilation, basée sur le seul fonctionnement des bactéries vivant dans des conditions n’exigeant pas une activité globale d’adaptation telle qu’on peut l’observer chez les organismes plus complexes, notamment chez les animaux confrontés à des conditions de vie qui varient sans cesse. Pour les organismes pluricellulaires, voilà comment les choses se passent, selon cette nouvelle conception imposée par ce changement d’échelle. La vie d’un individu est une succession d’activités mettant en jeu des fonctions et des organes particuliers. Chaque moment de cette vie peut être représenté par la formule Ai×Bi, la vie toute entière par la succession: A1×B1=A2, A2×B2=A3, A3×B3=A4, etc., ceci jusqu’à la mort de l’individu. Alors que dans le phénomène de vie élémentaire, ce qui était avant tout mis en exergue était un processus de pure assimilation ou presque, dans cette nouvelle formule, ce qui devient central est le phénomène d’adaptation qui, pour Le Dantec, implique une « assimilation adaptative » ou « fonctionnelle » composée de deux actions de sens contraire: l’action A par laquelle l’organisme, en son « état structural actuel », agit (ou réagit) sur son milieu en tendant à lui imposer sa forme, c’est-à-dire à le transformer selon sa convenance, et l’action B par laquelle c’est au contraire la réalité extérieure à l’organisme qui tend à agir sur celui-ci, et même à l’assimiler, lorsque cette réalité extérieure est elle aussi vie. Le Dantec a ici d’abord en vue l’exemple des maladies infectieuses, et donc de la lutte qui se produit au sein d’un organisme entre celui-ci et la « matière vivante » étrangère qui se nourrit de sa substance. Mais, en se penchant sur la question de l’adaptation des espèces à leur milieu, il en arrive à une conception de l’interaction Ai×Bi dans laquelle c’est le milieu B qui impose sa forme ou quelque autre caractéristique à l’être vivant A. Dès lors cette interaction lui apparaît comme étant non plus seulement comme un phénomène d’assimilation (de B par A), mais aussi d’imitation (de B par A), résultat du processus d’accommodation. L’assimilation adaptative ou fonctionnelle par laquelle chaque organisme lutte pour sa survie est donc simultanément et de façon indissociable, assimilation (élémentaire généralisée) et imitation du milieu par l’organisme. Finalement, l’action de l’extérieur sur l’organisme et l’activité d’adaptation ou d’imitation qu’elle entraîne en retour chez celui-ci dans l’instant même où il assimile son milieu sont pour Le Dantec les facteurs principaux du mécanisme néo-lamarckien qu’il oppose alors aux tenants du darwinisme pour expliquer la transformation et l’évolution des espèces.

En conclusion, assimilation, adaptation (ou accommodation imitative à l’autre), interaction, genèse ou évolution, sont au cœur de cette nouvelle conception du vivant que Le Dantec résume par la formule Ai×Bi=Ai+1 — une formule que l’on retrouvera ultérieurement chez Piaget, mais à laquelle celui-ci donnera alors une signification théorique et empirique profondément modifée et même subvertie à partir de ses propres observations et réflexions théoriques. Alors que, chez Le Dantec, l’accommodation est finalement conçue comme supplantant l’assimilation dans l’explication de la genèse des nouvelles formes d’assimilation (soit de chaque Ai+1), le jeune Piaget en arrivera à accorder à nouveau à l’assimilation un rôle prioritaire dans cette genèse, en lui attribuant un pouvoir créateur qui la rapproche partiellement du rôle premier que les darwiniens accordaient aux variations fortuites du patrimoine héréditaires dans la transformations des espèces, ceci quand bien même Piaget conserve la thèse lamarckienne de l’hérédité possible des caractères individuellement acquis, et donc d’une certaine influence des interactions organisme×milieu dans la direction que prennent les variations germinales. Pour comprendre pleinement et bien mesurer ce qui, au-delà d’une commune problématique, sépare radicalement les explications apportées par Le Dantec et Piaget (mais aussi d’ailleurs Spencer et Piaget) au problème de l’évolution de la vie, et du même coup à celui de la genèse de la raison et de l’intelligence humaines, il est nécessaire, avant de retracer les grandes étapes de l’œuvre puis surtout d’aborder le domaine des recherches psychologiques, de considérer brièvement l’apport que le jeune Piaget a reçu de la philosophie, et tout particulièrement de l’héritage kantien en philosophie et histoire des sciences,  au début du XXe siècle .

Le contexte philosophique

Les systèmes de philosophie positive

Pour des raisons qu’il évoque dans son essai de 1967 sur Sagesse et illusion de la philosophie (la façon irrecevable de trop de philosophes d’intervenir dans les questions de science sans avoir acquis le minimum de bagage méthodologique et conceptuel nécessaire à la maîtrise de ces questions), à la fin des années trente, Piaget s’est quelque peu distancé de la philosophie, discipline qui l’a captivé pendant près de trente ans. Le jugement sévère qu’il porte contre une certaine philosophie qui, par ignorance, croit pouvoir régner sur les sciences, leur dicter, sans les connaître de l’intérieur, leurs limites, ne doit pas nous empêcher de prendre acte de la grande importance que la philosophie a eue sur la formation de sa pensée et par là sur les grandes questions qui orienteront ses futures recherches, mais aussi sur le cadre conceptuel qu’il édifiera pour cerner ses principaux objets d’étude que furent la genèse des formes vivantes et, dans le prolongement de celle-ci, l’origine et la genèse de la raison humaine en général, de l’intelligence et des connaissances en particulier.

On a déjà eu l’opportunité de mentionner deux philosophes qui ont contribué à la formation de la pensée du jeune Piaget: Bergson et Spencer. Le premier a apporté au jeune Piaget des visions de la vie et de la conscience qui les font apparaître comme des réalités irréductibles aux lois générales de la matière et du mouvement ou à leur correspondant sur le plan mental: les lois mécaniques d’association des idées. Le second lui a au contraire livré une vision d’une nature dont l’évolution tout entière pourrait être expliquée par un ensemble réduit de lois physiques élémentaires à partir desquelles se laisseraient déduire les lois plus spécifiques propres à la vie, à la pensée et à la société. Pour le jeune Piaget, chacune de ces deux conceptions comportent une part de vérité. De la seconde, il emprunte toute une série de notions (équilibration, totalité, parties, intégration, différenciation, etc.) susceptibles de trouver leur légitimation au sein des sciences de la nature. La première lui suggère l’idée que, même si la conscience et la vie sont part de la nature, elles sont susceptibles de comporter des propriétés irréductibles aux propriétés générales propres à la réalité physico-chimique. Mais ni l’une ni l’autre ne peuvent le satisfaire, chacune mettant en évidence les limitations de la position contraire (d’un côté une réduction par trop grossière de la totalité du réel aux lois les plus élémentaires de la physique newtonienne ; de l’autre une réalité profonde jugée être par nature inaccessible aux sciences expérimentales et à leurs méthodes). C’est donc une position tierce, un tertium qu’il conviendra de trouver pour atteindre une conception permettant d’intégrer les éléments de valeur des thèses de Bergson et de Spencer, tout en rejetant aussi bien l’une que l’autre. Mais là ne s’est pas arrêtée la formation de la pensée philosophique du jeune Piaget. La lecture d’autres philosophes prétendant résoudre la question de la nature profonde du réel viendra alimenter chez lui la construction d’un cadre conceptuel général qui pourra servir de point de départ à ses futurs travaux sur la genèse de la vie et sur l’origine et la genèse de la raison humaine en général, de l’intelligence sensori-motrice puis représentative en particulier. Quelques-unes de ces lectures porteront sur des auteurs qui reprennent à leur compte, sinon la solution, du moins la démarche synthétique de Spencer en recherchant et proposant quelques nouveaux faits ou notions de base pouvant être conçus comme le fondement unique de la réalité toute entière — à l’exemple du philosophe A. Fouillée (1838-1912) qui juge pouvoir retrouver, certes par analogie avec ce qu’éprouve l’être humain, comme principe et base de tout phénomène naturel (les objets soi-disant inertes de la physique y compris), sous une forme plus ou moins différenciée, des caractéristiques d’ « appétition », de « désir ou volonté d’être » ou même de « conscience ». Pour Fouillée, quand bien même ces caractéristiques ne prennent leur pleine ampleur et ne deviennent réflexivement conscientes qu’à l’étage supérieure de l’évolution de la nature, lorsque celle-ci, à travers l’humain, prend conscience de son être propre, elles n’en sont pas moins le moteur et l’essence même de toute action, réaction et interaction physique aussi bien que psychique. C’est ainsi un Evolutionnisme des idées-forces (titre d’un ouvrage de 1890) que Fouillée oppose à la métaphysique de la matière, de la force et du mouvement adoptée par Spencer. Si Piaget adoptera dans quelques écrits de jeunesse, non pas cette métaphysique psychologique, mais la notion d’idée-force alors restreinte aux seules réalités psychologiques et sociales (par exemple, l’idée de justice comme source de transformations sociales), et si par la suite surtout il reconnaîtra toujours la dimension « active » (non seulement cognitive, mais également affective et motrice ou « volitive », au sens large) de tous les comportements psychologiques, de quelques niveaux qu’ils soient,[15] il n’en rejettera pas moins cette manière de faire reposer sur un nombre réduit de faits, de caractéristiques ou de lois, l’ensemble des connaissances apportées par les sciences du réel — démarche inévitablement vouée à l’échec vue la rapide progression de ces sciences et les incessants dépassements théoriques et empiriques qui les caractérisent, sans compter l’impossibilité pour un philosophe d’embrasser la totalité des faits, notions et théories scientifiques, et ceci dès le 19e siècle au moins.

La philosophie critique

Exception faite de quelques suggestions que Piaget a pu puiser dans les systèmes de philosophies positives (dont celle de Spencer ou de Fouillée) dont il prend connaissance lors de ses lectures de jeunesse, ce n’est pas de ce côté-là de sa formation que viendra l’essentiel de l’apport de la philosophie, mais du côté des philosophies critiques et historico-critiques lesquelles, à la suite d’Emmanuel Kant et de sa Critique de la raison pure (1769), ne visent plus  à se substituer aux sciences ou plus raisonnablement à les compléter pour résoudre le problème de la nature de la réalité. En réfléchissant sur les sciences universellement reconnues comme valides, elles cherchent en priorité à répondre à la première des trois questions qui sont au départ de l’attitude critique kantienne: que puis-je ou que pouvons-nous savoir ? (la question épistémologique), que devons-nous faire ? (la question morale), que puis-je espérer ? (la question religieuse). Pour chacune des disciplines dont la valeur de science est ou tend à être universellement reconnue, cette question initiale conduit à d’autres interrogations de fond, telles que: quel est l’objet, quels sont les concepts et quelles sont les caractéristiques de cette science (chez Kant: l’arithmétique, la géométrie, la physique) ?, quelles en sont les conditions de possibilité (comment pouvons-nous formuler des jugements objectifs, qui s’imposent à tout être doué de raison) ?, quelles en sont les limites ?, mais aussi, sous une forme post-kantienne, comment s’acquière-t-elle ? Ce n’est cependant que dans le courant du 19e siècle, puis au 20e siècle que l’interrogation kantienne trouvera, avec cette dernière question sa pleine mesure, lorsque l’essor des sciences aura démenti la croyance qu’avec l’arithmétique élémentaire, la géométrie euclidienne et la physique newtonienne la science avait trouvé un cadre universel d’assimilation du réel définitivement stable sur lequel l’ensemble des connaissances pourrait se construire. Les mathématiques et la physique vont en effet être, au 19e siècle et au début du 20e le lieu de profondes révolutions théoriques et conceptuelles seules à même de cerner de plus en plus près une réalité physique dont les propriétés contredisaient des certitudes fondées sur notre rapport avec le monde qui nous entoure et nous est familier. La philosophie critique inaugurée par Kant et qui révélait comment c’est dans notre esprit lui-même que se trouvaient et qu’il fallait rechercher les formes, les concepts et les conceptions nous permettant d’organiser et d’expliquer les phénomènes de ce monde qui va des atomes aux constellations, devait se révolutionner à son tour et devenir en partie du moins philosophie historico-critique, puis, comme on le verra avec Piaget, épistémologie génétique, pour répondre aux interrogations précédentes et qui sont sa raison d’être. En France, en Suisse romande, en Allemagne, lorsqu’ils ne sont pas déjà par ailleurs physiciens ou mathématiciens de formation, des philosophes de valeur feront l’effort d’acquérir une connaissance suffisamment approfondie de ces sciences constamment renouvelées que sont les mathématiques et la physique, afin de livrer des réponses également renouvelées à ce qui devient alors interrogations épistémologiques. Et à son tour, des années 1920 jusqu’à son décès, Piaget n’aura cesse de contribuer à la question de la nature des sciences à travers l’étude psychogénétique de leurs racines, comme de leurs formes plus avancées. Nous y reviendrons ; mais pour l’heure, présentons rapidement l’influence décisive qu’ont eue deux auteurs qui l’ont guidé dans l’apprentissage de la démarche critique: le philosophe suisse-romand A. Reymond, et surtout son collègue français L. Brunschvicg (d’autres noms apparaîtront lorsque nous examinerons le contexte intellectuel à partir duquel Piaget a poursuivi quelques-unes de ses recherches de psychologie génétique).

A. Reymond (1874-1958)[16]. — Docteur en théologie avec une thèse sur « Le subjectivisme et le problème de la connaissance religieuse » (1900), auteur d’ouvrages en logique mathématique, en philosophie et en histoire des sciences, et professeur en philosophie du jeune Piaget lors des études de celui-ci au gymnase puis à l’université de Neuchâtel, Reymond a joué un rôle majeur dans la formation intellectuelle de son élève non seulement par ses enseignements en philosophie, en logique, en psychologie et en sociologie, mais aussi en faisant d’une certaine manière contrepoids à l’influence des idées très réductrices que Piaget rencontrait dans ses lectures de philosophie positive. Sans A. Reymond, peut-être Piaget n’aurait-il jamais franchi les étapes qui, de la biologie et du positivisme qui la caractérisait alors, l’ont conduit à des interrogations proprement épistémologiques sur l’origine et la genèse des connaissances et sur l’apport du sujet dans cette dernière. Pendant quelques temps, le jeune Piaget avait en effet été séduit par une vision bergsonienne du vivant qui revenait à opposer la vie à l’intelligence logique et mathématique. C’est à Reymond que Piaget doit de ne pas avoir cédé longtemps à une telle opposition: tout le travail que réalisait le jeune naturaliste en classant les formes vivantes n’était possible qu’en raison de cette logique des classes dont Aristote avait jeté les bases, mais dont il reviendra à la logique mathématique moderne de révéler le caractère opératoire. Certes, avec cette prise de conscience du rôle de la logique dans la science biologique ce n’est qu’une faible partie des sciences logico-mathématiques qui était alors valorisée par la critique adressée par Reymond à Bergson. Il y aura encore bien du chemin à faire pour que le jeune Piaget trouve sa voie dans une épistémologie scientifique, basée sur des faits, dont il ne fait qu’entrevoir l’existence entre 1913 et 1918 et dont il est loin de pouvoir mesurer toutes les implications. Mais en tout cas, grâce à Reymond, une étape est franchie, qui va d’ailleurs bien au-delà de ce que ce dernier attendait. En effet, tout en introduisant la psychologie et la sociologie auprès de ses élèves, Reymond ne manquait pas d’exprimer une certaine méfiance par rapport à ces sciences encore embryonnaires. Il avait trop conscience des problèmes que celles-ci pouvaient soulever par rapport à la foi religieuse pour ne pas adopter à son tour à leur égard une attitude sceptique voire dévalorisante, d’ailleurs en partie justifiée par le caractère réducteur de bien des conceptions psychologiques et sociales, et d’une certaine façon similaire à celle que Bergson avait manifestée face à la biologie. Ce sont seulement la logique et les mathématiques qui, aux yeux de Reymond, avaient une réelle valeur philosophique, dans la mesure où ces deux disciplines prouvaient, de par leur existence, que le monde ne se réduisait pas aux seuls jeux de force de la matière et du mouvement, ou même d’entités psychophysiques tels que les imaginaient Fouillée. En prenant parti pour une philosophie spiritualiste non détachée de toute foi religieuse traditionnelle, Reymond laissait intacte la force de séduction que le potentiel explicatif des sciences humaines naissantes pouvait avoir sur l’esprit du jeune Piaget, qui certes était maintenant sensible à l’apport de la logique et peut-être des mathématiques pour l’étude du réel, mais qui conservait en outre son idéal de science positive emprunté à la lignée d’auteurs tels que Spencer, Le Dantec, Fouillée, et bien d’autres (dont la quasi-totalité des sociologues et psychologues du début du 20ème siècle). C’est ici que va intervenir Léon Brunschvicg, l’ultime maître de Piaget en philosophie, ceci après que celui-ci aura acquis de premières connaissances du courant de philosophie critique remontant à Kant. Sans nous arrêter sur cette première prise de connaissance dont on trouve le reflet dans la sorte de roman philosophique et autobiographique (Recherche) rédigé par Piaget à l’âge de 20 ans, examinons maintenant le rôle absolument crucial que Brunschvicg a joué sur la formation de la pensée de Piaget (mais aussi sur bien d’autres philosophes des sciences qui ont marqué le 20ème siècle, dont Gaston Bachelard).

L. Brunschvicg (1869-1944)[17]. — Nous aurons l’occasion de préciser certains apports précis que Piaget a trouvés chez ce philosophe lorsqu’il abordera des questions bien délimitées de construction de notions mathématiques ou physiques. Pour l’heure il suffit de retenir que Brunschvicg a contribué sur deux plans à la formation de la pensée philosophique de son élève: 1° celui des choix philosophiques fondamentaux que, de manière réfléchie ou non, toute personne est amenée à adopter quant aux trois questions kantiennes de base exposées plus haut (que pouvons-nous savoir ? que devons-nous faire ? et que pouvons-nous espérer ?) ; et 2° celui de certaines pistes de résolutions de problèmes épistémologiques qui s’avéreront extrêmement fécondes dans ces résolutions, comme dans l’examen et l’interprétation des faits psychogénétiques recueillis permettant de fonder empiriquement les solutions proposées.

En ce qui concerne le premier plan, que nous allons seul aborder pour l’instant, soulignons d’emblée que comme Reymond, Brunschvicg soutiendra avec force une philosophie spiritualiste, mais dans un sens qui la rend pleinement compatible avec la marche des sciences, sociales et humaines autant que physiques et biologiques. Pour Brunschvicg, le savoir humain ne peut dépasser les limitations découvertes par Kant: tout jugement de réalité objectif et universel, c’est-à-dire reconnu et admis comme s’imposant à tout être pensant doué de raison, ne peut être basé que sur la réunion de la raison et de l’expérience: il est impossible à toute pensée de sauter par dessus cette limitation dans le but d’atteindre un être non accessible à l’expérience (seuls les « êtres » — ou mieux « idéalités » — mathématiques échappent à cette limitation ; mais, sauf pour des philosophes et mathématiciens faisant leur la doctrine platonicienne d’un monde des Idées supposés être indépendant de l’humain qui les contemple, ces « êtres » sont des créations humaines, dont les caractéristiques d’objectivité et d’universalité soulèvent alors un problème particulier auquel Piaget apportera une explication inédite à la suite de ses recherches d’épistémologie des mathématiques). Une fois répondu à la question du « que puis-je savoir ? » et avoir accepté les limitations qui découlent d’une prise de conscience s’inscrivant dans la filiation kantienne, c’est-à-dire avoir accepté la règle que seule la réunion de la déduction et de l’expérience (socialement partagée) sont source de connaissance objective (mathématique mise à part), qu’en résulte-il pour les deux autres questions de fond de toute philosophie: le « que devons-nous faire ? » (la question morale, donc) et le « que pouvons-nous espérer ? » (la question religieuse) ? La force de la philosophie de Brunschvicg réside dans sa démonstration selon laquelle l’examen critique, à la fois réflexif et historique, de la raison théorique (de la science) et de la raison pratique apporte des réponses positives à ces questions, sans avoir à formuler des jugements de réalité qui transcendent les limitations de la connaissance scientifique. Cet examen ne montre pas seulement que des savoir universels, s’imposant à tout être intelligent, doté de raison et faisant l’effort de les acquérir, sont possible (les mathématiques et la physique en sont la meilleure illustration), et que nous trouvons en nous des impératifs moraux universellement partagés et susceptibles d’orienter nos décisions et nos actions ; il nous donne aussi quelque raison d’espérer en une communauté de pensée et d’actions tendant vers un monde meilleur, puisque nous portons en nous, dans la vie de notre esprit et sa loi intérieure, ce qui nous rend capables de nous unir, de partager nos savoirs, nos valeurs et nos décisions morales, ou du moins de tendre vers un tel partage et union. La vie religieuse n’est plus ici basée sur un acte de foi, mais sur la seule pleine prise de conscience de la loi intérieure qui oriente la raison intellectuelle et la raison morale. La philosophie immanentiste que Brunschvicg propose à ses élèves et à ses lecteurs est en définitive marquée par un profond respect de l’humain en tant qu’être capable de raison, par cette certitude historiquement et réflexivement fondée en la capacité de chacun d’agir pour le bien commun, et par là de tendre vers cette communauté de pensée et d’action souhaitée par les grands philosophes du passé, mais aussi par les esprits les plus religieux, et cela sans déroger à l’exigence de ne pas outrepasser les limites de notre entendement et de constamment se nourrir du progrès des sciences. Héritière du « Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale » [18], une telle philosophie était d’autant plus à même de séduire Piaget lorsqu’il a côtoyé Brunschvicg à Paris au début des années 1920, que celui-ci connaissait admirablement les sciences mathématiques et physiques de cette époque, comme le manifestent deux de ses principaux ouvrages de philosophie des sciences, l’un portant sur « Les étapes de la philosophie mathématiques » (1912), l’autre sur « L’expérience humaine et la causalité physique » (1922) [19]. Cet apport à la fois de philosophie critique des sciences, mais aussi plus largement de pure philosophie [20] en tant que choix de vie et d’orientation d’esprit réflexivement fondé que Piaget doit à Brunschvicg se vérifie dans deux articles de base rédigés par Piaget dans les années 1920. Le premier, de 1924, est une étude critique sur « L’expérience humaine et la causalité physique », dans laquelle Piaget annonce la création de cette nouvelle discipline scientifique que sera l’épistémologie génétique, reliant la démarche historico-critique de Brunschvicg aux recherches des biologistes sur l’évolution des espèces, et des psychologues sur la genèse de l’intelligence. Le second est un article dans lequel  Piaget reprend à son compte « l’immanentisme religieux » de son maître, dans lequel celui-ci affirme trouver dans la vie de l’esprit et le progrès de la conscience réflexive le fondement d’une véritable commu­nauté d’esprits, où comme il l’écrivait le « Dieu des philosophes et des savants » [21]. Même si Piaget ne prendra plus ultérieurement de position publique sur ses choix philo­so­phiques ultimes, il est assez vraisemblable qu’il conservera toujours cette vision acquise auprès de son maître, à la différence près qu’il ne croira plus que celle-ci puisse être acceptée par toute la communauté des « philosophes et des savants », un tel choix étant alors condamné à rester personnel. Mais même alors, cela ne signifie pas que ce choix n’intervienne plus dans l’interprétation que Piaget sera amené à donner aux faits psycho­logiques qu’il recueillera tout au long de son œuvre scientifique. L’importance explicative particulière qu’il attribuera à des notions telles que celle d’activité du sujet, d’assimilation ou encore de coordination logico-mathématique que l’on retrouvera lorsqu’on étudiera quelques chapitres de psychologie génétique auront toujours, sous sa plume, une conso­nance philosophique liée à l’œuvre de son maître, elle-même héritage de tout un bagage philosophique dans lequel on entend comme en écho les thèses de Kant (pour le rôle du sujet dans la constitution des connaissances), de Spinoza (pour une vision immanentiste qui accorde autant de poids à l’esprit qu’à la matière dans l’interprétation de la nature), de Platon (pour ce qui est de la portée philosophique des mathématiques). Mais bien entendu, un tel choix philosophique sera toujours modulé de manière à être compatible avec la règle de conduite scientifique prioritaire selon laquelle les faits présentés, sinon leur interprétation théorique, doivent tendre à s’imposer à tous, c’est-à-dire à être empiriquement vérifiables y compris par ceux qui ne partagent pas les mêmes choix philosophiques fondamentaux, en particulier par les savants qui adoptent une vision purement matérialiste, n’accordant aucune place aux activités de jugement et de raisonnement, ou encore de coordination logico-mathématique, dans l’interprétation des faits empiriquement reconnus.

Comme cet ouvrage n’a pas pour but de présenter l’œuvre philosophique de Piaget, nous arrêterons là la présentation à la fois du contexte philosophique et des choix fondamentaux[22]. Nous avons toutefois tenu à en donner une certaine idée, dans la mesure où, comme cela vient d’être affirmé, nous croyons qu’une compréhension même minimale de la philosophie sous-jacente à l’activité et à l’œuvre scientifiques de Piaget ne peut que permettre de mieux cerner la portée des thèses piagétiennes et des faits sur lesquels celles-ci reposent. Muni de cette vision certes réduite que nous avons tenu à donner du contexte intellectuel de base à partir duquel Piaget a commencé à produire son œuvre et dont les lignes de force seront toujours présentes en arrière-plan de l’œuvre « adulte », nous pouvons maintenant en décrire à grands traits les grandes étapes, ce qui permettra ensuite d’y repérer la place majeure qu’y occuperont les deux disciplines privilégiées et d’une certaine façon indissociables auxquelles Piaget vouera l’essentiel de son activité scientifique.

3. Les grandes étapes de l’œuvre

Pour retracer ces grandes étapes, nous allons suivre la logique de construction de l’œuvre qui, partant des premiers travaux de biologie et de philosophie et posant, de par leur liaison, la question épistémologique de la genèse de la raison humaine en continuité avec celle de la genèse des espèces, en arrive à accorder une place privilégiée à l’étude psychologique du développement cognitif de l’enfant comme instrument le plus apte à résoudre certaines questions épistémologiques de base sur l’origine et la nature des connaissances universelles, avant de consacrer centrer l’essentiel de l’effort de recherche non plus prioritairement à l’étude des étapes ou stades du développement cognitif des enfants, mais sur les réponses détaillées à apporter (via des enquêtes de psychologie génétique et d’histoire des sciences) à des questions épistémologiques précises, les connaissances psychologiques supplémentaires à propos du dévelop­pement cognitif de l’enfant n’apparaissant alors plus que comme un produit dérivé de l’effort de recherche épistémologique.

Etapes des travaux en histoire naturelle, en biologie et en philosophie

Les travaux de pure histoire naturelle, se limitant donc à un travail de classification des formes biologiques, s’étendent entre 1909 et 1918. Leur intérêt essentiel, en ce qui concerne la genèse de l’œuvre piagétienne, est d’apporter à son auteur, en plus d’une approche scientifique générale des objets de recherche, une méthode systématique de recueil et d’organisation des données qu’il reprendra et adaptera plus tard à l’étude de la réalité psychologique (jugements et raisonnements y compris) et des connaissances humaines. Quant aux travaux proprement biologiques, qui se distinguent des précédents en ce que Piaget tente, à partir de ceux-ci, de résoudre des problèmes ayant trait à l’origine ou à la genèse des formes biologiques, ils s’échelonnent entre 1913 et 1980 (Piaget ne cessera tout au long de sa vie de s’y intéresser que ce soit sur un mode tout à fait empirique ou sur un mode explicitement reconnu comme spéculatif dans le petit essai sur Le comportement, moteur de l’évolution publié en 1976 dans le collection Idées). L’objet central de cet ouvrage  étant la psychologie du développement cognitif, en ce qui concerne les étapes qui jalonnent la progression des travaux et des thèses en histoire naturelle et biologie, nous nous contenterons de signaler ici le renversement qui se produit progressivement entre l’impact initial des notions et des théories biologiques sur le cadre conceptuel élaboré par Piaget pour aborder la réalité psychologique, et l’impact en sens inverse des solutions progressivement apportées au problème de la genèse des structures cognitives sur l’explication de plus en plus précise apportée dès les années 1960 au problème de la genèse des espèces. En d’autres termes, alors que la biologie et les philosophies qui s’en sont inspirées (voir plus haut ce qui est dit de Le Dantec et de Bergson) ont servi au jeune Piaget de cadre initial à partir duquel concevoir la genèse de l’intelligence et des connaissances humaines, les solutions progressivement découvertes sur le terrain de la psychologie génétique ont pu ultérieurement enrichir et corriger en retour les intuitions théoriques orientant initialement les explications biologiques, et notamment l’adhésion à certaines thèses néo-lamarckiennes développées par des biologistes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. C’est par exemple le cas de l’attribution —certes essentiellement spéculative mais reposant sur certaines observations sur le mode d’insertion et de chute des rameaux chez les Sédums (Piaget 1966)— au mécanisme supposé rendre compte de l’évolution des formes biologiques de certaines capacités anticipatrices et régulatrices en partie similaires aux processus anticipateurs et régulateurs observés en psychologie, lesquels expliquent, aux côtés d’autres facteurs, la construction par étapes des structures de l’intelligence.

Quant à la philosophie, qui de 1913 à 1932 a occupé une place importante dans les préoccupations et les réflexions de Piaget, elle est passée par deux étapes principales. La première fut marquée par un effort de synthèse des nombreuses thèses rencontrées dans les enseignements suivis au collège puis à l’université de Neuchâtel ainsi que dans les lectures de nombreux philosophes et biologistes dont la plupart s’inscrivaient en filiation de la philosophie positive (à prétention scientifique) de Herbert Spencer. Quant à la seconde étape, elle est principalement issue de l’assimilation par Piaget de la philosophie critique et immanentiste de Brunschvicg qui lui a permis de concilier l’importance accordée dès 1913 à la notion de vie dans les choix métaphysiques et philosophiques de base (qu’est-ce que le réel ? que devons-nous faire ? quelle foi pouvons-nous partager ?) et la posture de filiation kantienne refusant de sortir des limitations de l’esprit humain dans les réponses à apporter aux questions philosophiques premières (que pouvons-nous savoir du réel ? que devons-nous faire ? que pouvons-nous espérer ?). Comme nous l’avons déjà dit précédemment: une fois accepté, en l’adaptant à son propre cadre d’homme de science (c’est-à-dire de chercheur intéressé par l’étude scientifique de la genèse de la raison humaine), la philosophie de son maître Brunschvicg, Piaget ne modifiera semble-t-il plus ses prises de position philosophique, se refusant d’intervenir dans les débats philosophiques, sauf, dans Sagesse et illusions de la philosophie, ouvrage publié en 1965 et dans lequel il rappelle à quelques philosophes prétendant apporter des connaissances hors d’atteintes des démarches scientifiques (ainsi que le prétendait déjà Bergson) les limites intrinsèques de leurs réflexion, lesquelles, faute de méthode assurant leur objectivité, ne sauraient atteindre le statut de science.

Étapes des travaux en psychologie

Comme nous étudierons longuement l’apport des travaux de Piaget à l’étude du développement cognitif des enfants et des adolescents, qui compose la plus grande partie de ses écrits, nous pouvons là aussi être bref (nous présenterons ultérieurement certains moments clés d’élaboration de l’œuvre qui permettent de mieux saisir la portée des travaux psychologiques exposés). En dépit du chevauchement qui les caractérise, et en fixant des bornes quelque peu arbitraires, nous pouvons distinguer quatre grandes étapes dans le développement de l’œuvre psychologique de Piaget.

La première étape concerne les trois ou quatre années de formation, de 1918-19 à 1921-22, à Zürich d’abord (apprentissage d’une langue étrangère oblige ?), puis à Paris lors desquelles sont — déjà ! — rédigés trois premiers articles de psychologie du développement de la pensée logique chez l’enfant [23], ainsi qu’un article[24] sur la psychanalyse dans ses rapports avec la psychologie de l’enfant (texte d’une conférence donnée en décembre 1919 à Paris, lors de l’Assemblée générale de la Société Alfred Binet). Si les trois premiers articles de psychologie génétique manifestent une maîtrise déjà exceptionnelle du champ d’étude alors découvert, la conférence faite dans le cadre de la Société Binet révèle à la fois une excellente connaissance des disciplines mises en rapport ainsi qu’une grande originalité de pensée et un esprit de synthèse qui ne sauraient étonner de la part d’un auteur déjà habitué à intervenir avec maestria et autorité dans les débats biologiques et philosophiques. Un point capital de cette première étape doit être souligné tant il éclaire la suite de l’œuvre psychologique. Lorsque, s’éloignant de la carrière de biologiste à laquelle semblait le destiner sa formation universitaire, Piaget s’engage dans la direction d’une formation complémentaire en psychologie, il le fait pour deux motifs, l’un personnel, qui explique un fort intérêt initial pour la psychanalyse, l’autre scientifique, qui découle de sa volonté de créer une science de la connaissance s’inscrivant en continuité avec la science biologique. Lors de son séjour de quelques mois à Zürich, si Piaget peut être comblé en ce qui concerne le premier de ces deux intérêts (il peut y suivre des conférences d’Eugen Bleuler, père de la notion d’autisme et l’un des premiers psychiatres à sympathiser avec Freud, de Carl Jung, ainsi que du pasteur et pédagogue Oskar Pfister, dont le soutien à Freud et à la psychanalyse fut constant), la formation en psychologie expérimentale qu’il suit à l’université de cette ville ne peut que le décevoir. Il n’y est pour l’essentiel question que de recherches expérimentales sur le développement de la capacité de mémoriser, l’association des idées, etc., n’ayant aucun lien avec la problématique évolutionniste, et il n’y trouve donc à peu près rien qui lui permette d’entrevoir une issue lui permettant de fonder psychologiquement son projet de création d’une science (biologique) de la connaissance. Cependant, avant même de s’engager dans la voie d’une formation en psychologie, Piaget avait déjà eu l’occasion de se frotter à la psychologie universitaire. En plus des lectures et des cours en lien avec l’enseignement qu’il avait suivi auprès de son maître A. Reymond[25], et dans lequel celui-ci évoquait certainement les travaux de Pierre Janet et peut-être d’Alfred Binet, deux auteurs majeurs de la psychologie française que nous retrouverons dans la suite, le jeune Piaget connaissait personnellement les trois grands figures de la psychologie genevoise qu’étaient Pierre Bovet, Edouard Claparède et Théorode Flournoy. Le premier, directeur du célèbre Institut Jean-Jacques Rousseau, était un ami de la famille Piaget à Neuchâtel ; ses études expérimentales sur l’origine du sentiment du devoir seront louées et prises en compte par Piaget lorsque celui-ci abordera à son tour, vers 1930, la question du développement du jugement moral chez l’enfant. Le deuxième, fondateur du même Institut et l’une des plus grandes figures de la psychologie expérimentale et de l’enfant au début du XXe siècle, avait été invité en 1917 par Piaget, alors que celui-ci séjournait à Leysin, dans les Alpes vaudoises, à la suite d’ennuis de santé dus à une surcharge de travail intellectuel (et peut-être aussi aux effets déstabilisant du fort conflit que le jeune homme vivait alors entre son besoin de foi religieuse et sa formation en biologie, mais également de la guerre de 1914-1918 entre l’Allemagne et la France). Quant à Théodore Flournoy, ami de William James et créateur du premier laboratoire de psychologie expérimentale en Suisse romande, le jeune Piaget avait eu l’occasion de l’entendre lors d’une conférence sur la psychanalyse dans ses rapports avec la religion, conférence donnée en 1916, lors de l’assemblée annuelle de l’Association chrétienne d’étudiants de la Suisse romande,[26] à Sainte-Croix, dans le Jura vaudois. Par ses lectures, par l’enseignement de son maître Reymond et par ses liens personnels, le jeune Piaget savait déjà certainement que, outre Genève, le lieu privilégié où il devait se rendre pour résoudre son problème de création d’une science (psychologique et, donc, biologique) de la connaissance n’était pas Zürich, mais Paris. Et c’est en effet dans cette ville que Piaget découvrira la solution, ceci non seulement grâce à l’approfondissement qu’il y fera de ses connaissances en psychologie de l’enfant, mais aussi et surtout grâce à la synthèse qu’il y réalisera entre (1) la découverte de la clinique psychiatrique (l’art d’interroger les patients, auquel excellait le psychiatre G. Dumas, dont il suit les démonstrations de cas à la clinique Sainte-Anne), (2) son extension originale à l’examen intellectuel de la pensée enfantine (ceci à l’occasion des tests d’intelligence qu’il fait passer à des enfants dans le cadre du Laboratoire Alfred Binet, créé en 1917 en hommage au fondateur de la première échelle de développement de l’intelligence), extension qui débouche sur l’invention de la méthode clinique-critique [27], (3) les cours de psychologie donnés par Pierret Janet au Collège de France, ainsi que (4) l’enseignement de Léon Brunschvicg et d’André Lalande en philosophie des sciences, et (5) la lecture d’un ouvrage sur l’Algèbre de la Logique de Couturat[28] dans lequel ce dernier présente quelques éléments de la nouvelle science logique développée par des philosophes mathématiciens (ou des mathématiciens philosophes) et qui est, comme on le verra, l’instrument d’analyse logique par lequel Piaget est parvenu à percer les mystères de l’intelligence humaine. A ces cinq points essentiels viennent s’ajouter (6) les lectures d’ouvrages de psychologie de l’enfant et (7) les probables rencontres avec d’autres grandes figures de le vie intellectuelle parisienne (historiens et philosophes des sciences, psychologues, etc.). L’importance de certains de ces auteurs et de certaines de ces lectures sur la formation de la pensée psychologique de Piaget apparaîtra plus clairement dans la suite. Pour l’instant, retenons simplement que l’on tient là les fils qui, ensemble, vont permettre à Piaget de transformer en profondeur la psychologie génétique de l’intelligence telle qu’elle avait pris forme chez Binet, Claparède, Janet, et bien d’autres (J.M. Baldwin par exemple, auquel Piaget a peut-être emprunté le nom d’« épistémologie génétique », à moins qu’il ne l’ait réinventé, ce qui est tout aussi possible[29]), pour lui permettre d’être non seulement l’un des champs et l’une des méthodes principales de la psychologie scientifique (ce qu’elle était déjà pour tout psychologue s’inscrivant dans la filiation d’Herbert Spencer), mais également l’instrument d’enquête lui permettant de créer cette science de la connaissance dont il avait le projet depuis quelques années. La suite montrera comment l’utilisation de la psychologie génétique comme instrument de cette nouvelle science a en retour considérablement enrichi cette psychologie.

La deuxième étape de l’œuvre psychologique couvre approximativement les années 1922-1935, lors desquelles Piaget découvre certaines caractéristiques très générales de la pensée de l’enfant entre 4 et 12 ans et initie des recherches dont la pleine exploitation se fera ultérieurement. C’est également l’étape lors de laquelle il procède, avec l’aide de sa femme, à un long recueil, mûrement pensé, de données sur le développement de l’intelligence sensori-motrice et les tout débuts de la pensée chez leurs trois enfants Jacqueline, Lucienne et Laurent.

La troisième étape, qui va de 1935 à 1955, peut être qualifiée d’étape majeure ou centrale dans la genèse de l’œuvre psychologique. Elle est caractérisée par la découverte des structures profondes qui sous-tendent le fonctionnement de la pensée en ses diffé­rents stades de développement, structures qui se distinguent de celles parallèlement mises en évidence sur le plan de la perception par des propriétés logico-mathématiques sur lesquelles nous reviendrons. C’est l’étape lors de laquelle, grâce à cette découverte, Piaget résout l’essentiel du problème sur la genèse de la raison humaine qu’il se posait dans sa jeunesse, en proposant une solution qui intègre, en les dépassant, celles jusqu’alors conçues par des théories concurrentes (notamment, d’un côté, l’empirisme associationniste pour lequel tout apprentissage se réduit à des associations passives, c’est-à-dire extérieurement imposées, de comportements, de sensations ou d’idées, thèse à laquelle s’opposait, de l’autre côté, la Gestaltpsychologie, selon laquelle les totalités mentales et perceptives ne sauraient se réduire à de telles associations, d’ailleurs fictives dans la mesure où il n’existe pas de comportements, de perceptions ou de représentations indépendantes de la totalité psychologique qui les englobe).

Enfin vient une quatrième étape. Des années 1950 jusqu’aux années 1970, alors que le questionnement psychologique cède sa place de premier plan —en tant que moteur apparent du développement de l’œuvre piagétienne— au questionnement épistémologique, le développement de l’œuvre psychologique se caractérise d’une part par l’examen, sous la direction opérationnelle de B. Inhelder, des implications de la découverte de la genèse des structures de l’intelligence sur le développement de l’image mentale et de la mémoire (mais aussi du langage [30]), et d’autre part par l’apport subsidiaire, pour la psychologie, des nombreuses recherches en épistémologie génétique réalisées par Piaget et ses collaborateurs dans le but premier non plus d’étudier le développement cognitif de l’enfant, mais de résoudre des questions détaillées d’épistémologie de la logique, des mathématiques et de la physique. En bref, alors que jusqu’au début des années 1950, et quand bien même le but en arrière-plan était bien de résoudre des questions générales d’épistémologie génétique (signification et origine du nombre par exemple), le problème premier et fondamental de Piaget était de résoudre des questions de psychologie du développement cognitif, ce qui le faisait être mondialement reconnu comme le leader de cette psychologie, dès les années 1950, les questions d’épistémologie passent au premier plan et la psychologie génétique n’est dès lors plus considérée que comme un moyen privilégié, aux côtés de l’histoire des sciences et de la logique, de répondre à ces questions. C’est dès lors comme épistémologiste que Piaget se présentera auprès de la communauté scientifique, en revendiquant haut et fort le statut devenu scientifique de l’épistémologie. Aujourd’hui, le fait que Piaget tend à être purement et simplement assimilé —notamment par les philosophes des sciences— à un psychologue est un signe que le grand projet de détacher l’épistémologie de la philosophie est resté inachevé.

Étapes des travaux en épistémologie

Il reste, pour terminer ce parcours à travers l’évolution de l’œuvre piagétienne, à retracer brièvement les étapes de l’essor de cette épistémologie génétique qui donne à l’œuvre toute entière sa pleine signification. On l’a vu: tout démarre dans les années de jeunesse, avec le désir de créer une science de la connaissance (ou plus amplement encore des formes et des normes de la raison), inspirée du modèle livré par l’étude de l’évolution des formes biologiques. Par ailleurs, comme on vient également de le voir, lorsque Piaget crée « sa » psychologie génétique, entre 1919 et 1922, celle-ci lui apparaît d’emblée comme l’instrument privilégié, aux côtés de l’histoire des sciences, de résolution des questions de philosophie de la connaissance. La création de cette psychologie comme instrument de résolution de questions appartenant originellement à ce qu’il était encore convenu d’appeler philosophie de la connaissance transforme cette dernière en science de la connaissance, à laquelle Piaget donne le nom d’ « épistémologie génétique ». C’est en 1924, à l’occasion d’une étude critique [31] d’un ouvrage de son maître Léon Brunschvicg intitulé « Expérience humaine et causalité physique », que Piaget présente publiquement cette nouvelle discipline scientifique qu’est l’ « épistémologie génétique », et dont il justifie le caractère scientifique en montrant que la manière d’y résoudre les problèmes qui lui sont propres prolonge la démarche par laquelle la psychologie génétique éclaire la genèse de l’intelligence humaine, cette démarche prolongeant elle-même la façon dont la biologie —dont nul ne conteste le statut de science— s’y prend pour étudier la transformation des espèces. [32] L’importance des idées exposées dans ce qui est bien plus qu’une étude critique sera aussitôt reconnue. Cette reconnaissance, ainsi que le prestige déjà acquis par Piaget dans le monde des sciences et de la philosophie ne tarderont pas à lui ouvrir une carrière universitaire au delà du seul champ de la psychologie. En 1925 déjà, lors du départ à la retraite de son maître Arnold Reymond, dont il reprend une partie de la chaire de professeur à l’Université de Neuchâtel, il est appelé à donner un enseignement non seulement en psychologie et en sociologie, mais également en philosophie des sciences. Intitulée « Psychologie et critique de la connaissance », sa leçon inaugurale confirme d’emblée cette alliance entre le questionnement épistémologique issu de la révolution kantienne et la psychologie en tant qu’étude scientifique du développement de l’intelligence et des connaissances chez l’enfant, psychologie qui vient compléter le recours à l’histoire des idées scientifiques, utilisée par ses maîtres Reymond, Lalande et Brunschvicg, ainsi que par d’autres auteurs de l’école française de philosophie des sciences (P. Boutroux, H. Duhem, E. Meyerson, etc.). Quelques années plus tard, en 1929, c’est l’université de Genève qui lui ouvrira ses portes pour un enseignement d’histoire de la pensée scientifique. Cependant, pendant toute cette période et jusqu’à la fin des années 1940, aussi essentiels que soit ces enseignements et sa propre formation continuée en philosophie et en histoire des sciences qu’ils impliquent, Piaget n’en continue pas moins de se consacrer en priorité à ses recherches en psychologie du développement cognitif, les conséquences qu’il en tire pour le développement de l’épistémologie génétique s’inscrivant toujours « en marge » de ses travaux de psychologie.

Cette première étape que constituent la création de l’épistémologie génétique ainsi que la formation continuée en histoire et en philosophie des sciences exigée par l’enseignement de ces dernières à Neuchâtel puis à Genève, prendra fin vers 1950, avec la rédaction de ce monument qu’est la publication d’une Introduction à l’épistémologie génétique en trois volumes [33], ainsi que la création, en 1955, du Centre international d’épistémologie génétique. Ces deux événements sont l’indice que, dès lors, Piaget juge le moment venu d’arracher définitivement le questionnement critique à la philosophie pour le rattacher à cette nouvelle science qu’est l’épistémologie génétique, dont les liens avec l’histoire et surtout la psychologie fondent sa scientificité, comme le démontrent les travaux réalisés dans les décennies précédentes et leur évidente portée pour les réponses à apporter aux questions que se posaient savants et philosophes sur l’origine, la signification et la validité des notions et des thèses scientifiques les plus centrales [34]. Nous n’examinerons pas les sous-étapes que connaîtra le devenir de cette discipline entre 1950 et 1980, date du décès de son fondateur, devenir rythmé par l’enchaînement des questions successivement posées et traitées au CIEG. Signalons seulement que l’épistémologie génétique n’a pratiquement plus connu de développement à partir des années 1980. Peut-être cela tient-il à un certain désintérêt général pour les questions qui étaient à la source de cette discipline, ou peut-être est-ce dû au fait que les problèmes les plus intéressants ont été résolus lors des quelques cinquante années consacrées par Piaget à recueillir et analyser les faits permettant d’apporter des solutions suffisamment satisfaisantes, ou peut-être est-ce simplement la conséquence d’un recul face à l’effort de formation pluri-, inter- et transdisciplinaire[35] exigé pour comprendre les tenants et les aboutissants de cette discipline ?

Un mot enfin sur la logique, instrument essentiel de l’épistémologie génétique aux côtés de la psychologie génétique. Dans la suite, nous aurons l’occasion de prendre une connaissance minimale des étapes franchies par Piaget en logique algébrique et qui sont l’une des clés de sa résolution du problème de l’origine et de la genèse de la raison humaine, ou encore de la composition des notions scientifiques premières (le nombre, l’espace, le temps, la causalité, le hasard, etc.) Contentons-nous pour le moment de signaler que les années 1942, 1949 et 1952 voient Piaget publier trois ouvrages de logique[36] qui révèlent l’intensité de l’effort accompli par lui pour construire l’instrument d’analyse et de modélisation nécessaire à la réalisation de son ambitieux projet de faire de l’épistémologie une science à part entière.

Pour terminer cette première partie consacrée à une sorte de survol historique de l’évolution des domaines principaux de l’œuvre piagétienne (biologie, psychologie, épistémologie et logique), et avant d’entrer dans le vif du sujet, à savoir la psychologie piagétienne du développement, examinons brièvement le rôle que les échanges avec autrui et les collaborations de divers ordres ont eu dans ce développement, ceci toujours dans le but d’avoir en vue l’envergure et la portée de l’œuvre dans laquelle cette psychologie s’inscrit.

4. Une œuvre collective…

Les pages précédentes laissent transparaître l’importance des échanges avec autrui et avec le contexte intellectuel du début du 20ème siècle dans la double formation scientifique et philosophique initiale, puis dans la réalisation de l’œuvre adulte de Piaget. Retraçons à grands traits comment ces échanges et les apports extérieurs ont évolué au cours des années et comment ils font de cette œuvre une entreprise essentiellement et nécessairement collective, quand bien même elle est toute entière portée par la volonté d’un auteur d’atteindre un but fixé dès la fin de son adolescence.

Les années de formation en histoire naturelle

Ces années sont capitales pour l’acquisition d’une tournure scientifique d’esprit qui marquera la totalité de l’œuvre adulte. Elles ont permis au jeune Piaget de s’imprégner jusqu’au plus profond de son être intellectuel de ce qui sont les deux conditions de toute science de la nature, c’est-à-dire de tout ensemble de jugements et raisonnements porté sur quelque part que ce soit de la nature et susceptible, dans les limites de la connaissance humaine, d’être reconnu comme vrai (sous réserve des progrès ultérieurs de la science en question) par tout personne acceptant ces conditions, à savoir (1) la nécessité de fonder ces jugements sur des faits d’expérience ou des recueils de données matériellement constatables par tout être humain de bonne foi, quelles que soient ses convictions religieuses, politiques, philosophiques et mêmes scientifiques, ainsi que (2) sur un mode d’argumentation obéissant à des lois logiques reconnues valides et contraignantes par tout être doté de raison.

Or, pour une telle acquisition, et comme Piaget lui-même le soulignera maintes fois dans ses études sur la genèse de la pensée logique de l’enfant, les échanges avec autrui sont un facteur nécessaire et primordial. Lorsque Piaget réalisait ses premiers travaux de classification zoologique, il lui fallait convaincre ses confrères plus âgés de la justesse de ses déterminations biologiques. Il lui fallait pour cela d’une part décrire avec précision les caractéristiques des nombreuses formes de coquilles de mollusques qui entraient dans le champ de son activité zoologique ; et d’autre part avancer des arguments pour tenter de convaincre autrui que, à partir de tels ou tels faits et de telles ou telles prémisses, telles conclusions en résultaient — par exemple la reconnaissance de l’existence d’une nouvelle variété de mollusques. On a vu que très tôt, vers 16 ans, le jeune Piaget a vécu l’expérience de l’échec scientifique à faire admettre l’une de ses thèses sur l’existence ou non d’une telle variété, ceci alors même qu’il était reconnu comme l’un des meilleurs connaisseurs des mollusques de Suisse romande et de France voisine. L’échec a certainement été amer pour le jeune chercheur ; néanmoins, il a du même coup pris conscience de la nécessité de ne jamais se satisfaire d’une théorie qu’un collègue, respectant les règles de l’esprit scientifique, ne peut admettre pour de bonnes raisons, ce qui était le cas pour la thèse disputée, celle-ci n’étant pas validée par des faits conformes à ce qui était devenu pour la communauté la plus avancée des biologistes le critère premier de reconnaissance d’une forme biologique héréditaire: une reproduction générationnelle des caractères obéissant aux lois de Mendel, en lieu et place du seul critère considéré par le jeune Piaget (la forme des coquilles de mollusques, variable selon les milieux). Après cet échec, le jeune Piaget aurait pu se détourner de la science pour ne plus que se livrer à la spéculation philosophique, son autre passion. Cela aurait été trahir l’idéal de vérité auquel il avait déjà pu goûter en se livrant au « jeu » de la recherche scientifique. Ce jeu ne se joue pas en solitaire. Il implique non seulement cette argumentation logique auquel bon nombre de philosophes sont bien sûr également sensibles, mais aussi cet extraordinaire respect des faits qui traversera tout l’œuvre de Piaget (ce qui n’empêche nullement de reconnaître qu’il n’existe pas de fait en soi ni de fait pur ; que tout fait est le résultat d’un processus d’assimilation et d’un cadre conceptuel qui guide son recueil, qu’il est donc largement —mais pas complètement !—  le résultat d’une construction intellectuelle impliquant une interaction avec l’objet considéré).

En un mot, si Piaget, devenu adulte, ne pourra que rejeter le détail de ses travaux de jeunesse en histoire naturelle, il en conservera l’essentiel: le goût des sciences naturelles et des deux conditions de base qui toutes deux impliquent l’échange avec autrui.

Au reste, le jeune Piaget ne fait pas que découvrir, à l’occasion de ses travaux d’histoire naturelle, la nécessité des échanges avec autrui, et bien entendu aussi la nécessaire assimilation des conceptions et concepts élaborés par les générations de savants qui l’ont précédé. Parmi sa vingtaine d’écrits de sciences naturelles publiés entre 1907 et 1918, deux sont déjà rédigés en collaboration avec deux des Amis du Club de la nature[37]. C’est là l’embryon d’une démarche collective qui prendra une extension toujours plus grande dans la suite de l’œuvre. La collaboration, et non plus seulement l’échange avec autrui, deviendra même une attitude toute naturelle de Piaget adulte, ceci alors même qu’il gardera toujours son indépendance d’esprit et son rôle de leader, conséquence de sa personnalité, de son génie et de l’extraordinaire bagage intellectuel emmagasiné dans sa jeunesse et judicieusement complété ensuite. Mais comme nous allons le voir, cette collaboration peut prendre des formes différentes au cours des décennies à venir. Nous en distinguerons trois. La première apparaît dès les recherches de psychologie conduites à Genève dans les années 1920 ; la deuxième dans les années 1930 et 1940 lors desquelles Piaget se consacre encore prioritairement au développement de la psychologie génétique, l’épistémologie restant encore en arrière-plan. Enfin, la troisième forme apparaît dans le cadre des recherches conduites au Centre international d’épistémologie génétique.

Genèse des formes de collaboration

1er type: la collaboration « maître-élève »

Les dix premières années de recherches en psychologie de l’enfant peuvent être caractérisées comme étant celles lors desquelles Piaget se moule dans l’habit de chercheur et enseignant en psychologie et prend place au premier rang des recherches mondiales en psychologie du développement cognitif. Reconnu comme une personnalité intellectuelle exceptionnelle par Claparède qui lui ouvre toutes grandes les portes de l’Institut Jean-Jacques Rousseau en 1921, il y dirige d’emblée de nombreuses recherches et adopte immédiatement un rythme de publication qu’il conservera jusqu’à la fin de sa vie. Or, mis à part les trois premières recherches tout à fait originales réalisées à Paris entre 1920 et 1921 sur les réponses des enfants interrogés très librement, méthode clinique oblige, sur des tests d’intelligence, et mises à part quelques cas particuliers (comme par exemple l’étude de l’évolution des conduites sociales et du respect des règles chez des enfants et adolescents jouant aux billes[38]), toutes les enquêtes que Piaget effectuera par la suite le seront en collaboration. Dès ses quatre (!) premiers livres de psychologie cognitive publiés dans les années 1920 [39], Piaget mentionne les noms des collaborateurs et collaboratrices qui ont recueilli les faits qui y sont rapportés et interprétés. Ce sont en général des étudiants et étudiantes de l’Institut (souvent des instituteurs et institutrices qui viennent parfaire leur formation). Comme ce sera presque toujours le cas dans les nombreux ouvrages qui viendront régulièrement enrichir la liste des publications, Piaget se charge de la rédaction, activité qui ne lui pose aucun problème. Mais cela ne signifie pas que ses collaborateurs ne lui fassent pas part de leurs remarques et interprétations, et que Piaget soit sourd à ces dernières, lorsqu’elles s’intègrent à la théorie en construction. Il en ira ainsi jusqu’à la rédaction des toutes dernières recherches effectuées dans les années 1970 au CIEG.

2ème type: la collaboration « parternariale »

Dès le début des années 1930, et surtout dès le début de ce que nous avons décrit plus haut comme étant la troisième étape d’évolution de l’œuvre psychologique— une nouvelle dimension apparaît en ce qui concerne le rôle des collaborations. L’œuvre est mondialement reconnue ; des étudiants de tout premier ordre font le déplacement à Genève pour se former en psychologie génétique et auprès de Piaget. Celui-ci va en tirer profit pour ne plus être seul à être le moteur et le cerveau de l’œuvre initiée. Il sait reconnaître la qualité des personnes qui l’entourent et qui peuvent l’aider à l’essor de « sa » psychologie génétique. Deux collaboratrices, nommées assistantes de recherche en 1932, illustrent tout particulièrement cette capacité de Piaget à partager avec autrui la direction des travaux de psychologie: Alina Szeminska, avec laquelle Piaget co-signera un ouvrage dont bon nombre d’enseignants de mathématiques ont lu ou entendu parler, au moins dans la seconde moitié du 20ième siècle: La genèse du nombre chez l’enfant, et Bärbel Inhelder, qui saura mettre toute son immense culture et sa fine intelligence au service de l’essor de la psychologie et même de l’épistémologie génétiques [40]. C’est la collaboratrice avec laquelle Piaget ne cessera de discuter des thèses en gestation et des recherches et publications en cours tout au long des quatre décennies à venir. Jusque vers la fin des années 1940, en plus de sa propre recherche de doctorat, publiée en 1943, sur « Le diagnostic du raisonnement chez les débiles mentaux », Inhelder sera, comme indiqué précédemment, la « directrice opérationnelle » des travaux de psychologie génétique découlant directement des intérêts épistémologiques encore en arrière-plan de l’œuvre piagétienne (travaux sur la construction des notions de quantités physiques ainsi que des notions de représentation spatiale et de géométrie spontanée chez l’enfant) [41]. Mais dès les années 1950, Inhelder donne libre-cours à ce qui l’intéresse avant tout chez l’enfant: non seulement les structures, mais le fonctionnement de sa pensée. Elle initie des recherches sur les attitudes intellectuelles chez l’enfant et l’adolescent, dont on ne peut imaginer qu’elle n’en parle pas avec Piaget. Dès lors peut se manifester pleinement cette deuxième forme de collaboration, où, sur fond des thèses piagétiennes, chacun est l’égal de l’autre, chacun peut apporter des pièces maîtresses à la construction de l’œuvre. Un indice particulièrement frappant apparaît dans l’ordre alphabétique de mention des auteurs de ce qui est encore aujourd’hui un best-seller de la psychologie piagétienne, l’ouvrage de 1955: De la logique de l’enfant à la logique de l’adolescent. Pour la première fois, le nom d’Inhelder précède celui de Piaget, ce qui se justifie par le fait que les recherches expérimentales qui ont permis de mettre en lumière les « conduites expérimentales » de l’adolescent et les transformations logiques qui les caractérisent par rapport aux conduites expérimentales de l’enfant ont été imaginées par Inhelder, avec l’aide de ses propres collaborateurs, Piaget étant quant à lui l’auteur de la modélisation logique permettant de détecter les structures logiques sous-tendant les raisonnements de l’adolescent confrontés aux problèmes imaginés par Inhelder et son équipe. C’était bien entendu en partie aussi le cas pour les travaux précédemment publiés, notamment ceux qui concernent le nombre (ave Szeminska), les quantités physiques, ou l’espace (principalement avec Inhelder). Mais l’essentiel de tous ces précédents travaux, sur le plan de la méthode et de la conception générales des épreuves, avait déjà été conçu par Piaget au moins dès 1924-1925 ! [42] Ce qui justifie que même si les collaborations de Szeminska et Inhelder ont été indispensables pour que Piaget puisse atteindre le but qu’il s’était fixé (recueillir suffisamment de faits de psychologie génétique pour fonder scientifiquement l’épistémologie génétique), Piaget restait l’auteur principal non seulement des thèses formulées, mais également de la conception même des recherches et des publications qui en sont issues, alors qu’avec l’ouvrage de 1955, il y a une réelle parité de contribution de ses deux auteurs.

3ème type: la collaboration « amicale »

Enfin, vient, à partir du milieu des années 1950, une troisième phase et un troisième type de collaboration, qui concerne cette fois non plus le développement de la psychologie génétique (sauf marginalement), mais celui de l’épistémologie génétique et de son institutionnalisation. Pour assurer l’essor de la recherche épistémologique, Piaget va certes continuer à s’appuyer, comme dans les années 1920, sur des collaborateurs qui souhaitent se former dans cette nouvelle discipline de recherche ; comme il continue de s’appuyer sur de proches collaborateurs, par exemple Pierre Gréco, Jean-Blaise Grize, Seymour Papert ou, plus tard, Guy Cellérier (biologiste et docteur en droit), Rolando Garcia (physicien) ou Gil Henriques (mathématicien), qui sont aptes à l’épauler dans l’essor théorique de cette discipline et dont la plupart ne manquent pas eux aussi de faire œuvre originale, hors du strict champ de la psychologie et de l’épistémologie génétiques (c’est le cas de Papert, mathématicien, cybernéticien et pédagogue, qui appartient au petit groupe de chercheurs qui ont créé l’intelligence artificielle, ou de Grize et ses travaux de sémiologie et de logique naturelle). Mais par ailleurs, Piaget, qui veut convaincre la communauté des philosophes et savants, que l’épistémologie génétique est à même de résoudre scientifiquement des problèmes classiquement considérés comme relevant de la philosophie des sciences, n’hésite pas à inviter des savants et des philosophes appartenant à des horizons intellectuels très différents du sien, afin de partager —le temps d’un symposium ou mieux pendant un semestre ou une année— les recherches empiriques et théoriques conduites au CIEG sur la genèse, la signification ou la valeur de vérité de telle ou telle notion scientifique, ou de telle ou telle compétence logique. C’est ainsi que, revenant sur la question de l’acquisition de structures de l’intelligence, ou de l’origine de notions telles que celle de nombre, il n’hésite pas inviter des chercheurs qui, tout en adoptant des thèses ou des perspectives contraires aux siennes, font autorité en psychologie, en philosophie des sciences ou en logique (par exemple le logicien Evert Willem Beth, qui avait procédé à une sévère critique du Traité de logique de Piaget, le psychologue Daniel E. Berlyne ou le logicien Apostel, qui deviendra un fidèle participant des travaux du Centre). Il s’agit alors pour Piaget de mesurer la force des arguments épistémologiques basés sur le recueil de faits psychologiques. Si les travaux réalisés à Genève sont bien conduits et ont la pertinence que les psychologues et épistémologistes de la mouvante piagétienne leur accordent, ils devraient tout au moins ébranler les convictions contraires de savants ou de philosophes ne partageant pas ou méconnaissant au départ les thèses genevoises. En sens inverse, les arguments des savants invités peuvent révéler des lacunes dans les analyses ou les thèses piagétiennes, voire dans le recueil des faits. Si c’est le cas, la contradiction peut être bénéfique dans la mesure où elle conduit les tenants des thèses piagétiennes à affiner ou à réviser ces dernières, mais aussi et peut-être surtout dans la mesure où celui qui la soutient ne peut le faire que si lui-même adopte la méthode expérimentale et logique du chercheur en épistémologie génétique, ce qui revient à reconnaître la justesse profonde de la conception que Piaget se fait de ce que doit être la recherche épistémologique, à saisir le sens et la nature de cette nouvelle science. En conclusion, il apparaît que ce troisième type de collaboration que Piaget noue avec autrui est une nouvelle illustration de l’idéal d’objectivité scientifique qui a guidé celui-ci tout au long de ses soixante années de recherche, biologiques d’abord, puis psychologiques et épistémologiques.

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Le parcours que nous venons de faire dans cette première partie avait pour objectif principal de livrer une vue d’ensemble de l’œuvre de Piaget, ceci dans l’objectif de mieux saisir la nature ce qui en compose une des deux parties principales, la psychologie du développement, et tout spécialement la psychologie du développement cognitif. Avant d’entrer dans le vif du sujet, et toujours dans l’intention d’avoir une vision du tout dans lequel s’insère cette partie, nous commencerons par donner un premier aperçu d’ensemble de la psychologie piagétienne du développement, en y incluant non seulement ce qui en constitue l’essentiel, l’étude du développement cognitif, mais également la conception que Piaget se faisait du développement affectif de l’enfant.

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[1] Je remercie chaleureusement le professeur Anne-Nelly Perret-Clermont, non seulement de m’avoir invité à la remplacer lors d’un congé sabbatique, mais aussi de nous avoir laissé carte blanche quant au contenu de ce cours sur la psychologie du développement cognitif dans lequel Piaget devait prendre une place centrale. Le cours donné à cette occasion nous a en effet permis d’esquisser un examen systématique des rapports de l’œuvre piagétienne avec la psychologie du développement.

[2] Nous entendons par là tous les travaux issus de la révolution informatique qui ont pour objet la simulation de l’intelligence humaine et la création d’une intelligence artificielle.

[3] Les Sédums sont de petites plantes à feuilles charnues qui croissent sur les vieux murs ou sur les rocailles. Dans les années 1960 et septante, Piaget a étudié comment différentes variétés de sédums préparent leur reproduction en facilitant par avance la chute des rameaux qui, une fois tombés sur le sol, «s’y implantent grâce à des racines adventives » (Piaget, 1967, p. 915).

[4] « William-Fritz » était le prénom de son grand-père maternel (1841-1895), lui-même fils de William Jackson (1796-1858), né à Lancaster (Angleterre). William Jackson est venu s’établir en France avec son frère vers les années 1820. Il n’est pas sans intérêt de noter que William Jackson a épousé en 1838 Louise Peugeot, qui elle-même avait pour grand-père l’arrière-grand-père de l’inventeur de la Peugeot (d’où peut-être l’intérêt du jeune Jean Piaget pour l’automobile, lui qui vers 7 ans avait tracé les plans d’une automobile à vapeur…)

[5] Citons notamment Gustave Juvet (196-1936) et Rolin Wavre (1896-1949), tous deux mathématiciens, et membres, avec Piaget, du même « Club des amis de la nature ». Voilà quelques lignes éclairantes dictées dans les dernières années de sa vie par Maurice Zundel (1897-1975), autre membre du club, devenu prêtre, mystique et théologien éminent : « Nous étions tous très liés […] Le but [de ce club] était de s’intéresser aux phénomènes de la nature. Les séances comportaient une partie sérieuse, constituée par une recherche dont un membre rendait compte, ainsi que d’une partie récréative de très bonne camaraderie : (nous buvions du thé, faisions des excursions sur le terrain, etc.) […]le plus calé de nous tous était Jean PIAGET qui, lui, nous parlait de mollusques. A l’âge de quinze ans, il était déjà un maître en malacologie, un savant remarquable. Il en savait même davantage dans ce domaine que le Directeur du Musée de l’Histoire Naturelle dont il était pratiquement l’assistant. Comme gymnasien, il devait recevoir la visite d’un savant qui le connaissait par ses travaux et qui fut tout surpris de trouver un adolescent en culottes courtes, comme l’auteur des travaux qui motivaient cette visite » (source).

[6] Lorsque bien plus tard, au début des années 1950, il rédigera avec B. Inhelder le chapitre final du livre De la logique de l’enfant à la logique de l’adolescent (1955), chapitre dans lequel sont présentées les caractéristiques principales de la pensée de l’adolescent, on devine que certains passages dans lesquels il est question des « programmes de vie » conçus entre 14 et 18 ans par certains jeunes gens sont directement inspirés de sa propre expérience… (op. cit., p. 303).

[7] Il semblerait que Jean Piaget soit le second auteur suisse le plus traduit, juste après l’écrivaine Johanna Spyri, mondialement célèbre grâce à son roman Heidi.

[8] La conchyliologie est un sous-domaine de la malacologie qui a pour objet l’étude des mollusques à coquilles.

[9] Un taxon (terme qui n’appartient pas au vocabulaire piagétien) est un groupe d’individus réunis en fonction des caractères qu’ils partagent.

[10] On notera en passant que les travaux de Mendel, s’ils apportent une confirmation de la séparation entre soma et germen telle que postulée par Weismann en raison de l’échec des expériences lamarchiennes sur la transmission des caractères individuellement acquis, renforçaient chez Mendel la thèse fixiste refusant tout lien de filiation entre les espèces. Pour qui adopte la thèse fixiste, par croisement de variétés héréditaires, on peut bien obtenir des hybrides (pour autant que ceux-ci soient viables), mais le matériel héréditaires que ces hybrides possèdent restent composés de « particules élémentaires » essentiellement invariables, simplement mélangées les unes aux autres.

[11] Pour Spencer, la conservation de la « Force », principe premier de tout son système de philosophie, est le fruit d’une « immense accumulation » d’expériences individuelles et surtout ancestrales des organismes vivants confrontés à la réalité externe et aux régularités qu’elle leur impose. Ce principe très général expliquerait les lois générales de transformations des forces mentales, sociales, mais aussi de direction de mouvements constatés non seulement dans la réalité physique, mais aussi dans les réalités biologiques, psychologiques et sociologiques. Pour un résumé plus détaillé du système de Spencer, voir J.-J. Ducret, Jean Piaget, savant et philosophe. Les années de formation, Editions Droz, 1984, p. 240 et suivantes.

[12] Ducret 1984, p. 247.

[13] On trouve aussi chez Spencer la présence de la notion d’assimilation nutritive comme marque caractéristique de la vie, mais sans que celui-ci n’en reconnaisse les conséquences théoriques, contrairement à ce qui sera le cas, comme on le verra, chez Le Dantec, puis surtout chez Piaget, qui reconnaîtra toujours sa dette envers ce dernier.

[14] Après une licence en sciences à l’Ecole Normale Supérieur, Le Dantec devient l’élève de Louis Pasteur et d’E. Metchnikoff (prix Nobel de physiologie et de médecine 1908). On notera avec intérêt que, alors qu’il poursuivait des études secondaires à Brest (en Bretagne), il a souvent eu l’occasion, pendant ses vacances, de rendre visite au philosophe Ernest Renan, célèbre pour sa foi dans la science et des prises de position résolument scientistes, que reprendra son jeune visiteur en inventant le néologisme « scientisme » pour résumer la place prédominante accordée à la science dans la résolution des problèmes humains et sociaux. Lors de ses recherches à l’Institut Pasteur, Le Dantec tissera également des liens d’amitiés avec le vaudois Yves Yersin, célèbre pour sa découverte du bacille de la peste et pour son activité de médecin au Vietnam.

[15] Dans un entretien avec le journaliste Jean-Claude Bringuier réalisé dans les années 1960, Piaget se dira prêt à faire remonter jusqu’à l’étude du comportement des végétaux l’extension du champ de la psychologie… Si Bringuier avait eu connaissance des travaux de Le Dantec, peut-être aurait-il eu l’idée d’étendre son interrogation sur une éventuelle extension de ce domaine à l’étude des organismes unicellulaires, et même, pourquoi pas, jusqu’aux aux cellules vivantes composant tout organisme.

[16] Pour un exposé plus complet de l’œuvre de Reymond rapportée à celle de Piaget, cf. Ducret 1984.

[17] Pour un exposé plus complet de l’œuvre de Brunschvicg rapportée à celle de Piaget, cf. Ducret 1984.

[18] Titre d’un ouvrage de 1927 dans lequel Brunschvicg, se penchant sur l’histoire de la philosophie, expose avec la plus grande clarté la lente progression de la prise de conscience de l’activité de pensée et de ses lois à travers les générations de philosophes-savants qui ont suivi Platon, à l’égal de Descartes, Leibniz, Spinoza et Kant.

[19] Alors que les historiens de la philosophie des sciences n’ont cessé depuis quelques décennies de souligner la valeur d’une œuvre qui elle aussi nourrira la formation de la pensée de Piaget dans les années 1920 (à savoir l’œuvre de E. Meyerson, dont il sera question par la suite), Brunschvicg a bien plus que son confrère compris le sens profond de la théorie de la relativité par laquelle Albert Einstein révolutionnait la conception humaine de l’univers physique. Bachelard, mais aussi les camarades devenus mathématiciens et physiciens du jeune Piaget, dont Wavre et surtout Juvet (cf. « Gustave Juvet (1996-1935). Un Pionnier Oublié des Études Cliffordiennes », C. Alluni, 2009), auront sur ce point certainement tiré bénéfice intellectuel de leur apprentissage de philosophe auprès de Brunschvicg.

[20] Ou de « sagesse », pour reprendre le terme adopté par Piaget dans le titre de son ouvrage Sagesse et illusion de la philosophie (1ère éd. 1967, réédité dans la collection Quadriges, PUF) pour caractériser ce que peut et doit être à ses yeux toute philosophie consciente de ses limitations et de sa contribution éminente au possible avancement de la marche de l’humanité vers un monde souhaité meilleur.

[21] L. Brunschvicg, « La querelle de l’athéisme », exposé lors de la séance du 24 mars de la Société française de philosophie, reproduit dans De la vraie et de la fausse conversion, Paris, PUF, 1951, p. 180.

[22] Pour de plus amples développements, voir Ducret 1984.

[23] Essai sur quelques aspects du développement de la notion de partie chez l’enfant Journal de psychologie normale et pathologique, 18, 1921, pp. 449-480. Une forme verbale de la comparaison chez l’enfant: un cas de transition entre le jugement prédicatif et le jugement de relation, Archives de psychologie, 18, 1921, pp. 141-172. Essai sur la multiplication logique et les débuts de la pensée formelle chez l’enfant, Journal de psychologie normale et pathologique, 1922, 19, pp. 222-261

[24] La psychanalyse dans ses rapports avec la psychologie de l’enfant, Bulletin mensuel de la Société Alfred Binet, année 20, pp. 18-34 et 41-58.

[25] Rappelons que A. Reymond, professeur de philosophie de l’université de Neuchâtel, était également chargé d’enseigner dans ses cours la psychologie et la sociologie.

[26] En écho à cette conférence de 1916, Piaget donnera à son tour en 1922 une conférence sur « Psychologie et valeurs religieuses », là aussi dans le cadre d’une réunion à Sainte-Croix de l’Association Chrétienne d’Etudiants de Suisse Romande. Plusieurs liens intellectuels lient les prises de position de Piaget à Flournoy, comme d’ailleurs à Bovet et à Claparède. Il n’en sera pas question dans la suite de ce texte (pour des précisions à ce sujet, cf. Ducret 1984).

[27] Au sujet de l’invention de la méthode clinique-critique, cf. Ducret 2004.

[28] Il faut signaler aussi que Couturat est vraisemblablement le premier auteur francophone à avoir utiliser le terme d’épistémologie, cela dans le contexte de la traduction en 1901 de l’Essai sur les fondements de la géométrie de B. Russell, à la page 2 duquel Russell fait de Kant le « créateur de l’épistémologie moderne ». Dans le lexique philosophique ajouté par Couturat à sa traduction, celui-ci définit alors l’épistémologie comme étant « la théorie de la connaissance appuyée sur l’étude critique des sciences ».

[29] Entre 1909 et 1915 J.-M. Baldwin, psychologue états-unien alors réfugié en France pour des raisons raciales, publie un ouvrage en quatre volume, Thought and Things: a Study of the Development and Meaning of Thought, or Genetic Logic, dont le troisième volume a pour titre Genetic Epistemology. Mais par cette désignation, Baldwin n’a pas pour but de créer une nouvelle science, mais simplement de désigner un chapitre particulier de la philosophie de la pensée. Dans son Dictionary of Philosophy and Psychology (2001), Baldwin définit l’épistémologie comme étant la théorie de l’origine, de la nature et des limites de la connaissance, et il y suggère que l’invention de ce terme serait due à l’auteur écossais James Frederick Ferrier, très bon connaisseur de l’idéalisme allemand (Fichte et Hegel) dans son ouvrage Institutes of Metaphysics publié en 1854.

[30] Nous mettons entre parenthèses cette étude du langage dans son rapport au développement de l’intelligence, dans la mesure où la recherche ne sera pas réalisée par Piaget en collaboration étroite avec Inhelder, mais par Hermine Sinclair, linguiste de formation, et qui a rejoint Genève pour examiner ce problème des rapports entre l’acquisition du langage et le développement de l’intelligence, voisin du problème des rapports entre image mentale et intelligence (Sinclair, 1967).

[31] Étude critique sur « L’expérience humaine et la causalité physique » de L. Brunschvicg, Journal de psychologie normale et pathologique, 1924, 21, pp. 586-607.

[32] On voit ici toute l’importance de la formation première de Piaget en histoire naturelle et en biologie. Le transport qu’il peut faire de la méthode biologique de recueil, de détermination et de classification des formes biologiques aux domaines de la psychologie génétique, et de cette science alors naissante qu’est l’épistémologie génétique, fournit à cette dernière l’instrument principal —aux côtés de l’analyse et de la modélisation logique— de résolution de ses problèmes en même temps qu’il lui assure son statut de science.

[33] Après un chapitre présentant la nouvelle discipline, le premier volume aura pour objet la « pensée mathématique », le second « la pensée physique » et le troisième « la pensée biologique, la pensée psychologique et la pensée sociologique » (Paris, PUF, 1950).

[34] Dans l’introduction du Traité de logique qu’il rédige à la fin des années 1940 à la demande de l’éditeur, il donne les raisons pour lesquelles l’épistémologie scientifique ne saurait se confondre ni avec la seule logique ni avec la seule psychologie génétique (ni d’ailleurs avec la seule histoire des sciences) ; c’est la conjonction des méthodes historico-critique et psychologiques ainsi que des méthodes logico-mathématiques qui seule assure à l’épistémologie des sciences une scientificité la détachant de la philosophie (dont elle emprunte toutefois la méthode réflexive, mais qui ne saurait être à elle-seule garante d’une telle scientificité).

[35] « Pluridisciplinaire » parce que c’est plusieurs disciplines qu’il faut maîtriser suffisamment pour entrer dans la problématique de l’épistémologie génétique ; « interdisciplinaire », parce que certains problèmes soulevés sont à la frontière des intérêts des sciences considérées (par exemple la question des liens entre objets logiques et objets mathématiques, ou entre objets psychologiques et objets sociologiques) ; enfin « transdisciplinaire », parce que certains problèmes similaires se posent à différentes sciences (par exemple le mécanisme de construction des structures cognitives, versus le mécanisme de construction des formes biologiques, qui pourraient être communément clarifiés par cette science transdisciplinaire qu’est la cybernétique, science des processus de contrôle, d’information et de régulation qui apparaissent dans des objets de recherche propres à la biologie, à la psychologie, à la sociologie, ou à l’ingéniérie, etc.).

[36] Classes, relations et nombres: essai sur les groupements de la logistique et sur la réversibilité de la pensée (1942), Traité de logique: essai de logistique opératoire (1949), Essai sur les transformations des opérations logiques: les 256 opérations ternaires de la logique bivalente des propositions (1952)

[37] Le premier avec M. Romy, Les mollusques du lac de Saint Blaise. Bulletin de la Société neuchâteloise de géographie, 1912, 21, pp. 144-161, et le deuxième avec G. Juvet: Catalogue des batraciens du canton de Neuchâtel. Bulletin de la Société neuchâteloise des sciences naturelles, 1914, 40, pp. 172 186.

[38] Cf. Piaget, Le jugement moral chez l’enfant (1932).

[39] Le langage et la pensée chez l’enfant (1923), Le jugement et le raisonnement chez l’enfant (1924), La représentation du monde chez l’enfant (1926) et La causalité physique chez l’enfant (1927).

[40] Quelques années plus tard, en 1948, un collaborateur de talent viendra renforcer le tandem formé par Szeminska et Inhelder, Vinh-Bang, suivi, en 1952, par Pierre Gréco, brillant agrégé de philosophie, que Piaget prendra comme assistant lors des années d’enseignement de psychologie donné à la Sorbonne. Nous verrons lors de notre présentation des travaux de Piaget sur la notion de nombre comment ce dernier auteur a contribué à mieux connaître les étapes de construction de cette notion. Pour être complet, bien d’autres proches collaborateurs de talent devraient être ici nommés pour prendre la pleine mesure de l’appui et de l’apport de ces derniers dans l’essor de la psychologie génétique de l’intelligence…

[41] Alina Szeminska a à l’évidence rempli un rôle semblable dans les années trente, notamment en ce qui concerne les recherches sur la genèse du nombre (voir son « Essai d’analyse psychologique du raisonnement mathématique » de 1935, dans lequel est pour la première fois exposée une recherche sur la conservation du nombre). Mais, de nationalité polonaise, elle regagnera son pays en 1939 (année de l’invasion de son pays par l’Allemagne), tout en conservant par la suite des liens étroits avec Genève, où elle se rendra à plusieurs reprises, à partir des années soixante pour participer à des activités de recherche en psychologie et en épistémologie génétiques.

[42] Page 211 de son ouvrage de 1925 sur La représentation du monde chez l’enfant, Piaget annonce que des recherches sont en cours sur les notions de conservation physique et il y décrit la démarche qui sera adoptée dans tous les travaux ultérieurs sur la genèse du nombre, des quantités physiques et des notions de temps, d’espace, etc.

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