L’éthologie au service du couple, un ménage à trois?

Le titre de mon exposé est une paraphrase de l’adage connu : « La finalité est la maîtresse du biologiste, il est tout le temps avec, mais il ne la présente jamais en publique ! » Moi je dirai la biologie est la maîtresse du psychothérapeute, il est tout le temps avec mais il ne la présente jamais en publique…Ou tout au moins celle qu’il présente c’est la biologie préconisée par les laboratoires pharmaceutiques et qui a pignon sur rue. La maîtresse que je vise dans mon discours n’est pas la biologie qui cherche et isole la bonne molécule, c’est la biologie du comportement, c’est à dire l’éthologie. Elle gêne le psychothérapeute dans la mesure où elle le met au défi de parler de nos comportements génétiquement inscrits sans tomber dans un déterminisme qui scierait la branche sur laquelle il prétend pouvoir s’asseoir : celle de la thérapie au service de la liberté du patient, de son libre choix… »Le libre choix du patient comme éthique fondamentale de la thérapie » pour reprendre le titre d’un ouvrage de Marie Christine.Cabié et Luc Isebaert qui inspire sans doute beaucoup d’entre nous.

Pour assumer en tant que psychothérapeute cette mise en perspective de l’éthologique et du psychologique il me fallait que des thérapeutes tels que M.Delage (d’un point de vue systémique) ou Rolf Schäppi (d’un point de vue plus psychanalytique) m’en montrent la possibilité.Il me fallait les encouragements amicaux de systémiciens comme Marie-Christine Cabié et Luc Isebaert. Il me fallait aussi un cadre conceptuel solide qui soit meta par rapport à la systémique. Dans mon exposé d’aujourd’hui je parlerai de ma rencontre avec ce cadre conceptuel que j’ai trouvé dans les travaux de Jean Piaget et de Guy Cellérier, ce dernier ayant su poursuivre et renouveler l’œuvre du grand psychologue et épistémologue Genevois.

1. Les chemins qui mènent un psychothérapeute à l’éthologie

C’est donc avec Piaget que je suis arrivé à l’éthologie. Ce n’est certes pas un processus standard, mais Piaget, de son vivant, avait toujours tenu à ce qu’il y ait un cours d’éthologie dépendant de la faculté de psychologie. Il a été donné avec brio par Ariane Etienne, malheureusement décédée. Il est actuellement assuré par celui qui lui a succédé :Roland Maurer.

Piaget lui-même n’a pas développé un savoir et un savoir faire autour de l’éthologie. Ce que j’ai appris en ce domaine je le dois à Rolf Schäppi (auteur notamment de « La femme est le propre de l’homme, de l’éthologie humaine à la nature humaine » paru aux eds Odile Jacob en 2002). Si elle n’ouvre pas directement sur l’éthologie la rigoureuse épistémologie piagétienne donne les fondements d’une utilisation possible et féconde de l’éthologie pour le clinicien. La pensée de Piaget est connue par son côté constructiviste : Les schèmes qui président à la construction de la pensée tant dans le domaine des interaction Sujet/Objet (ce qu’on appelle le cognitif) que dans le domaine Sujet/Sujet (ce qu’on appelle l’affectif) se construisent par stades (sensorimoteur, préopératoire, concret, formel ou hypothético-déductif). Du schème d’action canevas des actions répétables et finalisées en présence de l’objet (saisir, déplacer, contourner…) à son déroulement en l’absence de l’objet il y a un cheminement complexe que va parcourir l’enfant, l’adolescent et l’adulte et que Piaget capture avec le concept de stades. Ces stades fonctionnent par vagues successives, inclusivement emboîtées les unes dans les autres et dirigées par différents systèmes de valeurs du sujet : Sensorimoteurs ou éthologiques et pragmatiques au départ (on pourrait parler à ce niveau de schémas habituels d’action) puis esthétiques, aléthiques et éthiques au fur et à mesure du développement. On pourrait d’ailleurs plus parler à ce sujet de pluriconstructivisme que de constructivisme. La construction de la pensée est ainsi conçue comme un système initialement fortement organisé héréditairement pour apprendre, c’est à dire pour construire des connaissances nouvelles à partir de connaissances construites précédemment. Certes les travaux de J.Piaget ont porté plus sur les interactions sujet/objet que sur les interactions sujet/sujet qui sont plus proches des préoccupations du clinicien. Dans les études que nous poursuivons notamment avec G.Cellérier et Jean-Jacques Ducret (président de la fondation Jean Piaget) nous avons cherché à développer l’approche constructiviste de Piaget dans le sens de notre univers de problème de clinicien et de thérapeute systémicien en particulier : les échanges intersubjectifs, en particulier la construction des échanges coopératifs. C’est ce point de vue que nous avons développé dans un ouvrage paru récemment aux éditions érès :  » Le couple coopère-t-il ? Perspectives piagétiennes et systémiques ».

Pour rester ouvert à l’apport du psychologue genevois il s’agit de lever une confusion fréquente qui porte sur les relations temporelles entre les stades piagétiens. Comme nous l’avons souligné, le point de départ de la problématique de Piaget est épistémologique, il s’agit pour lui d’élaborer une épistémologie fondée sur la biologie, par l’intermédiaire de la psychologie. Il montre ainsi que les étapes de cette évolution psychogénétique se déroulent dans un ordre immuable depuis le stade sensori-moteur jusqu’au stade formel des opérations hypothético-déductives de l’intelligence adulte, en passant par les stades préopératoires et opératoires concrets. La suite ordonnée de ces stades caractérise la psychogenèse d’un sujet opératoire formel abstrait, que Piaget appelle « le sujet épistémique ». Ce « sujet épistémique » représente les étapes de la construction des notions scientifiques (les grandes catégories kantiennes :La causalité d’une part, le temps, l’espace, la conservation de la matière, des volumes de l’autre ect…) mais il ne représente pas le sujet psychologique dans ses tâtonnements avec la réalité sociale et affective. Dans ce domaine qu’il a travaillé à la fois de façon marginale et géniale (notamment dans le cadre de cet ouvrage essentiel et rare « Des relations entre l’affectivité et l’intelligence dans le développement mental de l’enfant » publié sur le site de la fondation Piaget :www.fondationjeanpiaget.ch) il n’y a pas cctte linéarité dans la succession des stades. Dans ce domaine ce n’est pas parce qu’on a atteint un stade de raisonnement hypothético-déductif (formel) dans un domaine d’expertise que dans la minute qui suit nous ne serons pas pris par des habitudes de pensée et d’agir à court terme, concrètes et tâtonnantes ! Piaget n’était d’ailleurs pas dupe de cette différence : « …La rigueur rationnelle reste un idéal qui est aussi rarement atteint par l’intelligence que dans le domaine moral….Je pense que la pensée commune, non pas seulement de l’homme de la rue, mais de l’homme en général, tant qu’il ne se livre pas à un travail professionnel spécialisé, est très éloignée des normes logiques, de même que la conduite commune a pour idéal un certain idéal moral mais en reste très éloignée ».

Délivré de l’handicap de cette linéarité qui n’est propre qu’au sujet épistémique, il s’est agi dès lors de répondre à la question suivante : Quelles sont les formes primitives d’échanges héréditairement transmises qui vont permettre l’évolution (Piaget parlerait de psychogenèse) des échanges coopératifs au sein du « système couple » ?

Ce questionnement est soutenu par notre intérêt de clinicien et notamment de clinicien travaillant avec des couples en crise. Notre idée c’est que la crise du couple et son remède passent par l’activation de mécanismes primitifs d’échanges que la complexité de notre architecture psychologique a masqués au cours de notre développement. Voyons donc tout d’abord ce qu’on observe souvent dans la situation du couple au moment où il consulte.

2. Situation du couple au moment de la démarche thérapeutique

Le couple arrive à la consultation en crise aigüe ou en situation de malaise chronique, mais dans ce cas un événement a mis suffisamment en déséquilibre l’homéostase chronique du couple pour motiver la consultation. La crise s’exprime comme le choc des antagonismes réciproques, Tout se passe comme s’il n’y avait plus de négociation possible (que l’objet en soit les enfants, l’agenda, l’argent, les beaux-parents…ou l’infidélité du conjoint découvert par une inspection intempestive du téléphone portable !). Chacun se replie sur ce que nous appelons une position autoïste[1], c’est à dire centré sur la défense de son intégrité psychogénétique. Ce qui au départ pouvait être un conflit d’intérêt limité est devenu une épreuve de force dans laquelle tout espoir de conciliation étant écarté, l’issue ne peut être que la victoire ou la défaite de l’un des antagonistes. Le couple se trouve dans une situation comparable aux situations d’antagonisme décrites par les éthologues où deux rivaux n’appartenant pas au même groupe entrent en compétition pour le même territoire, le ou la même partenaire sexuelle ou la même proie. À ce moment les conjoints devenus adversaires se rejettent mutuellement et deviennent comme étrangers l’un pour l’autre…à tel point que ce sont des schèmes d’antagonisme inter clanique plutôt qu’intra clanique qui sont mis en jeu. Lorsqu’ils en arrivent à ce niveau de leur conflit ce ne sont plus leurs intérêts mais leur intégrité psychologique et même somatique qu’ils défendent. Le couple est pris au piège de l’escalade des hostilités dans un jeu d’échanges à somme nulle où il ne peut y avoir qu’un vainqueur et un vaincu ! Le choc des antagonismes autoïstes peut déboucher sur des risques de passage à l’acte sous la forme d’agression physique ou verbale provoquant sidération , terreur devant les risques de destruction d’un lien dont les deux partenaires ne peuvent se passer. En ce sens on pourrait dire que ce jeu infini est leur lien. Comme l’expriment de manière éloquente une formule de J :B.Caillet et G. Decherf : « Vivre ensemble nous tue, nous séparer est mortel. »

Ce que l’on peut retenir pour note propos c’est que lorsque les partenaires d’un système comme un couple, une famille , une institution se menacent dans leur intégrité psychique ou physique, la coopération n’est plus possible puisque, comme nous l’avons dit la négociation des points de vue n’est plus possible. Dès lors quand il s’agit de défendre sa sécurité, son intégrité psychologique et physique, notre conception pluriconstructiviste des échanges nous conduit à penser que notre héritage éthologique et notre héritage culturel façonné par les coutumes et les habitudes de la société à laquelle nous appartenons sont plus fonctionnels que les schèmes réflexifs représentatifs de notre singularité psychologique[2]. Il y a donc une subordination de nos schèmes représentatifs à nos schémas éthologiques de réaction c’est à dire nos schèmes instinctifs et habituels de réaction.

3. L’apport de l’éthologie

Notre intérêt pour l’éthologie a rencontré nos préoccupations de clinicien lorsque nous avons voulu explorer davantage ces soubassements éthologiques de l’échange qui, dans le monde animal, n’est pas inscrit et masqué dans un réseau d’échanges symboliques culturels aussi puissants que le nôtre.

Dans cette perspective nous avons cherché à nous appuyer sur les travaux des éthologues et en particulier sur les processus d’apaisement et de réconciliation chez les primates avec une attention plus particulière sur les grand singes humanoïdes dont nous sommes une espèce. Si le groupe des grands singes humanoïdes se répartit en cinq espèces: le chimpanzé, le bonobo ou chimpanzé pygmée, l’orang-outan, le gorille et l’humain, c’est avec le chimpanzé pygmée et le chimpanzé commun que nous partageons plus de 98% de nos gènes. Ce sont les découvertes provenant des techniques de « cartographie » de génomes entiers qui ont permis à J. Diamond (1992) de parler de l’homme comme du « troisième chimpanzé », car il y a en effet plus de différences génétiques entre le chimpanzé et le gorille son cousin, qu’entre un chimpanzé et un humain! Notre divergence évolutive étant ainsi relativement récente nous aurions donc fort à gagner de considérer par quels signaux et indices, ces proches cousins, ne disposant pas comme nous d’un mode de communication par un langage à double articulation[3] et s’exprimant de ce fait beaucoup plus que nous dans leurs démonstrations corporelles, réussissent à provoquer des trêves, faire la paix, et maintenir la co-opération ou la socialité du clan dans leur milieu naturel.

Cet art de l’apaisement est souvent employé lorsqu’un conflit menace et les occasions de conflit notamment par rapport à l’accès aux femelles sont nombreux. Un conflit à l’intérieur du groupe peut être très destructeur dans un écosystème où les dangers sont multiples. Christophe Boesch[4] a observé que la coopération entre les mâles (qui est souvent ce que les observateurs relèvent avant tout) mais aussi entre les femelles et entre les mâles et les femelles, est la plus forte chez les chimpanzés de la forêt de Taï en Côte d’Ivoire. Mais c’est là aussi d’une part que les léopards sont les plus nombreux, que le danger qu’ils représentent est maximum et d’autre part c’est là que les groupes ont la taille la plus grande, étant donnée l’abondance et la qualité de la nourriture à disposition. Si nous faisons un zoom sur la relation entre les mâles qui est la plus conflictuelle et la plus problématique chez les chimpanzés, il est intéressant de voir comment l’harmonie sociale peut être préservée dans un groupe où règne un haut degré de compétition. Pour C.Boesch « la caractéristique la plus frappante d’un groupe de chimpanzés mâles est leur haut niveau de coopération existant (conjointement) avec leur intense rivalité (quant au statut de dominance, l’accès aux femelles, l’accès à la nourriture). Cette ambivalence entre compétition et coopération est une partie fondamentale de la vie sociale entre mâles. Suivre un groupe de chimpanzés au jour le jour confronte à l’expérience remarquable d’observer un groupe de mâles se reposant dans la forêt, se tenant proches les uns des autres, parfois en contact par une épaule ou un pied alors que seulement quelques minutes plus tôt ils étaient en conflit avec de sauvages démonstrations de force déclenchées par une femelle sexuellement active. Ce qui est encore plus remarquable, c’est la capacité des rivaux de chasser ensemble et de partager le fruit de la chasse, la viande d’un colobe par exemple, les uns avec les autres. Tout cela avec des comportements et des attitudes soigneusement ritualisées et différenciées.

4. La trêve primatique

Cet art de l’apaisement du conflit que ce soit dans le cadre de la société agoniste des chimpanzés ou dans la société plus hédoniste des bonobos, se manifeste sous différentes formes qui peuvent toutes se ranger sous la catégorie de processus de dérivation : mécanismes de décentration et recentration de l’attention que nous appelons « trêve primatique ». Parmi les comportements de dérivation, le toilettage (grooming) est caractéristique de cette activité de trêve primatique. Chez les grands singes un série de problématiques interindividuelles se règlent au travers de cette conduite d’accès facile ,le corps propre ou celui du partenaire étant toujours disponible (…comme le téléphone portable chez nous qui pourrait avoir cette même fonction de grooming…). La facilité de l’accès est un point important dans la mesure où dans l’écosystème de ces populations la nourriture où tout autre élément du milieu pouvant satisfaire une conduite de dérivation ne sont pas toujours aussi disponibles. On ne s’étonnera donc pas qu’il soit souvent employé lorsqu’un conflit menace. Comme l’a observé Franz de Waal dans une publication aussi importante sur ce sujet (« De la Réconciliation chez les Primates »,traduit en Français en 1992 ) portant sur différentes populations de primates mais notamment chez des grands singes en captivité (comme chez nous les populations carcérales peuvent nous renseigner sur notre condition humaine !) : les mâles ne s’épouillent jamais autant que lorsque leur position est en jeu. L’activité maximum d’épouillage a lieu entre les deux rivaux principaux. Selon de Waal « nous voyons là les primates négocier l’antagonisme plutôt que de laisser celui-ci détruire la relation. »

Le grooming chez les chimpanzés est un moyen d’apaisement fortement employé pour apaiser les rapports de force entre mâles et moins entre femelles et entre mâles et femelles. Cela ne veut pas dire que le grooming, cette stratégie d’apaisement, ne serait qu’une expression propre aux mâles chimpanzés. Dans la société voisine des Bonobos il est fortement utilisé entre mâles et femelles, c’est même là son utilisation principale. Cette différence ne doit pas être banalisée et nous paraît pleine d’enseignement pour notre propos. Elle signifierait selon C.Boesch que l’investissement relationnel se situe plus entre mâles et femelles chez les Bonobos, tandis qu’il se situe plus entre mâles chez les chimpanzés. Cette différence d’investissement peut à notre avis être mise en perspective avec le fait que la société des Bonobos où le mâle et la femelle ont un statut d’égalité dans le groupe et où on observe une grande solidarité entre les femelles, est beaucoup moins violente que la société des chimpanzés régie par un ordre hiérarchique rigide où ce sont les mâles qui ont un statut dominant. Nous pouvons ainsi contraster la société hiérarchique et relativement violente des chimpanzés avec la société plus hétérarchique plus paisible des bonobos où mâles et femelles se partagent le pouvoir en fonction des compétences (soutien des enfants dans la conquête du statut, partage de la nourriture, défense du territoire….).[5]

5. Statut de la trêve primatique

Que ce soit dans les groupes plus agonistes des chimpanzés ou dans les groupes plus hédonistes des bonobos, il y a de nombreux conflits et de nombreuses stratégies d’apaisement (grooming comme nous l’avons vu mais aussi, doigt dans la bouche, baisers, vocalisations et chez les bonobos activité hetero et homosexuelle à but de cohésion sociale).

F.de Waal parle à ce propos de réconciliations tout en précisant qu’il s’agit de réconciliations opportunistes : « On peut s’attendre à des réconciliations opportunistes dans toute organisation où le pouvoir est décidé sous la pression des circonstances ». De Waal s’appuie sur des histoires de vie, des tranches d’observation de luttes de pouvoir, de triangulations nombreuses comme par exemple celles qui ont opposé Nikkie, Yeroen et Luit au zoo d’Arnhem. En lisant ces histoires on a l’impression d’être plongé dans le monde de nos politiciens, mais aussi de nos grandes institutions hospitalières…et d’une façon générale dans toutes les grandes institutions hiérarchisées.

Tout en relevant la pertinence des propos de de Waal pour notre sujet, nous avons préféré parler de trêve primatique plutôt que de réconciliation. Dans notre perspective pluriconstructiviste la réconciliation est l’aboutissement d’un schématisme d’échanges plus avancé dont la trêve primatique en tant que « suspension des hostilités  » représente une première étape. La réconciliation s’inscrit dans une perspective de relation intersubjective impliquant une reconnaissance mutuelle des torts, leur réparation éventuelle, suivie d’un pardon mutuel des offenses, permettant la poursuite d’une relation libérée du sentiment d’injustice. Par la réconciliation la porte est ainsi ouverte à une véritable négociation des intérêts en conflit, avec la recréation ou création d’un sous-système de valeurs commun, base d’échanges coopératifs, et enfin le consentement à la reprise de ceux-ci en ces termes nouveaux de l’échange. La réconciliation s’apparente au processus du pardon tel que l’a fort bien montré M.Delage (2004) dans son article « Le pardon est-il une notion utile en psychothérapie ? ». Il n’y a pas de traces de ce schématisme plus élaboré dans la description de la « réconciliation chez les primates » que donne de Waal, car les étapes qui suivent la suspension des hostilités et qui aboutissent à la réconciliation n’y sont pas présentes. Cette réconciliation est ainsi bien plutôt, dans notre perspective, une forme de suspension du combat que nous appelons la trêve primatique, dans laquelle les partenaires de l’échange sont capables de revenir de façon ritualisée à un point d’équilibre relevant du statu quo ante l’ouverture des hostilités. La trêve primatique apparaît ainsi comme une étape préliminaire, condition nécessaire mais non suffisante, de l’engagement du processus de réconciliation. Elle ne résout pas le conflit mais en ajournant sa reprise elle permet aux antagonistes de reprendre l’expédition des affaires courantes ainsi que le cours usuel des échanges qui sont nécessaires dans une espèce sociale.

6. Extension de la trêve primatique

Ce qu’on voit dans le hic et nunc des échanges sociaux chez les grands singes, on peut le voir sous la forme de signaux corporellement inscrits devenus au cours de l’évolution moyen social d’apaisement. Dans le cas de l’Hamadryas nous dit R. Schäppi, il s’agira d’un magnifique postérieur rouge (à l’origine feu arrière caractérisant la femelle en oestrus) signal que les mâles ont fini par imiter au cours de l’évolution. Grâce à ce mimétisme intra-spécifique les deux sexes sont porteurs de ce signal coloré et spectaculaire. Avec cette zone anale rouge que les mâles mettent en évidence par un comportement qui est également issu du répertoire sexuel des femelles ils disposent d’un moyen puissant utilisé selon les circonstances, comme salutation, invitation à suivre, ou simple expression de disposition amicale. Un comportement qui trouve son origine de la sphère de reproduction a changé de fonction au cours de l’évolution, s’est socialisé.

La trêve primatique utilise ainsi des modes d’expression répandus dans tout le règne animal. Ce n’est pas parce que ces modes d’expression existent chez d’autres espèces, que des espèces plus complexes, les grands singes et nous compris, ne vont pas les utiliser. Comme le rappelle F. Jacob dans son ouvrage « Le jeu des possibles » (1981), la vie « bricole le nouveau à partir de ce qui existe ». Pour N.Tinbergen les activités de dérivation « sont un exutoire pour des impulsions (comme celles à l’attaque et à la fuite) qui ne peuvent naturellement se décharger simultanément ». La situation prototypique qu’il décrit est celle de la rencontre de deux épinoches mâles en conflit territorial dont l’un se met tout à coup à opérer des mouvements « qui paraissent fort semblables à ceux fait en vue de se nourrir. » « On a découvert », poursuit Tinbergen (op.cit.), « que si la motivation est très forte et si le mouvement devient de plus en plus complet, celui-ci se transforme en un véritable mouvement de forage et ne peut être distingué de celui fait pour creuser le trou d’un nid. Il est frappant de constater que les activités de déplacement se produisent souvent dans une situation où l’impulsion à l’attaque et l’impulsion à la fuite sont activées en même temps ». Tout se passe comme si une des épinoches disait à l’autre « Et si nous passions à autre chose! » Relevons, dans une perspective systémique, que le fait de couper ainsi la boucle d’escalade de la rétorsion mutuelle a pour effet de rendre le contrôle de l’organisme à son système motivationnel, qui sans cette dérivation pourrait être mis hors de fonction, restant prisonnier de l’exécution sans fin d’une même activité, tout comme un programme entré dans une boucle logicielle sans issue. La dérivation a ici pour effet de suspendre les hostilités, de rompre l’engagement entre les épinoches. Tout comme dans la trêve primatique, il ne s’agit pas de résoudre le problème et de supprimer l’antagonisme résultant des schèmes habituels en jeu. Il n’est en effet pas possible de supprimer un schème d’interaction, car nous ne disposons pas à cet effet d’une opération irréversible d’oubli volontaire d’un schème qui réaliserait son effacement psychique définitif. Le sujet (spontanément ou avec l’aide du système thérapeutique) peut ainsi, tout au plus, activer de manière sélective un schème concurrent, majorant au sens où il rend le contrôle à son auto-équilibration et qui en entrant en compétition avec le schème originel pourra éventuellement acquérir une priorité d’accès au contrôle de sa conduite. C’est dans cette perspective que la trêve primatique peut créer un contexte favorisant l’activation d’un schème autre que celui présidant au choc des antagonismes.

7. Les différentes figures de la trêve primatique en thérapie

Ne fût-ce que par le haut degré de développement qu’a atteint dans notre espèce la fonction sémiotique par son accès au langage, la trêve primatique y prendra des configurations spécifiques que l’on n’observe pas chez d’autres primates. Il ne s’agit pas ici de vouloir « aplatir » les premières sur les secondes avec pour effet de réduire le primate hominien aux autres primates du même ordre en les confondant. Bien au contraire, et en les rendant irréductibles l’un à l’autre, la distinction que nous venons d’établir entre le schématisme de la réconciliation chez les humains et celui que de Waal attribue aux primates non hominiens en témoigne déjà explicitement. Il s’agit bien plutôt de mettre en perspective tant leurs ressemblances fonctionnelles que leurs différences structurales. C’est dans ce propos que nous parlerons d’abord de la trêve primatique au niveau verbal, ce qu’en toute rigueur nous devrions intituler « trêve primatique hominienne » au niveau verbal ! Elle s’observe sur le vif lorsque les partenaires de l’échange entrent en joutes verbales au cours d’une séance, et arrivent à se contenir suffisamment pour stopper l’engrenage des échanges antagonistes au niveau verbal et éloigner tout risque de dérapage au niveau d’éventuelles violences physiques. Ces joutes verbales peuvent prendre différentes formes. Par exemple chacun y expose de façon juxtaposée son point de vue sans écouter celui de l’autre, dans une forme de dialogue que Piaget (1932) qualifie de « monologue à deux » chez les enfants du stade pré-opératoire encore incapables de décentration systématique. Une autre configuration consiste en ce que chacun cherche à invalider la dernière proposition de l’autre dans une épreuve de force dont l’enjeu est de river le clou à l’adversaire et non dans un « échange d’idées » d’arguments éclairés par la raison sans être pour autant dénués d’affects. La joute s’interrompt au moment où l’un des partenaires décide de « rompre l’engagement » (au sens quasi militaire du terme) sans qu’il y ait eu négociation des points de vue antagonistes, c’est ce que nous appelons une « trêve primatique ». On peut alors observer que le moment et la manière choisie pour rompre un tel « engagement » est soigneusement ritualisé chez les partenaires. Ce peut être un changement d’expression émotionnelle de l’un des deux (des pleurs par exemple) mais aussi un changement de ton de la voix, de posture, de regard, etc. Nous avons souvent observé au cours d’une séance des épisodes au cours desquels les membres du couple exposent des événements qui ont présidé à un échange antagoniste et à sa résolution. La narration qu’ils en font réactive assez souvent à la fois le conflit – et son mode de résolution! Cela nous donne alors des indications précieuses sur les capacités de trêve primatique du couple. Si le temps nous en est laissé c’est ce que nous nous proposons d’illustrer par différentes vignettes cliniques.

O.Real del Sarte

Carouge 30.09.11

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[1] Piaget parle de position egocentrique. Nous préférons parler d’autoïsme dans la mesure où il ne s’agit pas d’une posture morale ni de comportements y faisant référence.

[2] En ce sens nous parlons de fonctionnement hétérarchique des schèmes plutôt que de fonctionnement hiérarchique.

[3] Le langage humain se distingue du langage animal par cette double articulation du phonème au mot et du mot à la phrase.

[4] Professeur et Directeur au Max Planck Institute of Evolutionary Anthropology auteur de deux livres remarquables sur le sujet  » The Real Chimpanzee »(2009) et « The chimpanzees of the Taï forest Behavioral Ecology and Evolution »(2000),

[5] Pour être tout à fait exact et pour ne pas tomber dans une jdéalisation du bonobo comme fut un temps celle du « bon sauvage », il y aurait une gradation dans l’expression des relations sociales intra communautaires entre les sociétés de chimpanzés et les sociétés de bonobos. Sur cette échelle il y aurait les chimpanzès les plus agonistes centrés sur le pouvoir des mâles, puis les sociétés de chimpanzés plus solidaires, comme ceux rencontrés par C.Boesch dans la forêt de Taï. L’élément le plus déterminant de ces différences serait le degré de solidarité entre les femelles. L’expression maximum de cette solidarité s’accompagnerait d’un partage de la dominance entre mâles et femelles tel qu’on le voit dans les sociétés de bonobos.

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