Apprendre à coopérer pour apprendre

Exposé au Chuv en l’honneur du départ de Marco Vannotti

« Apprendre à coopérer pour apprendre »

O.Real del Sarte

[Pre-print d’un texte publié dans l’ouvrage collectif « Le partage du savoir dans les arts du soi » paru en 2010 chez Médecine et Hygiène.]

[Version PDF téléchargeable]

Le titre de cet exposé vient peut-être heurter quelques schémas actuels de pensée. On peut en effet estimer que l’apprentissage est avant tout basé sur un engagement et un effort individuel et qu’il faut pour cela compter avant tout sur ses propres forces. Apprendre fait appel au sens de l’effort et le succès d’un apprentissage vient récompenser un mérite individuel. Si l’étudiant cherche des appuis, des connexions il doit les rechercher dans l’immense domaine virtuel qu’il a la chance d’avoir maintenant à sa disposition. Si connexions il y a ce sera entre cerveaux…électronique s’entend ! Il peut ainsi dialoguer avec la présence virtuelle d’une multitude d’interlocuteurs… l’étudiant évitera ainsi de « perdre son temps » en contact, échanges, colloques qui impliquent la présence concrète du partenaire de l’échange, dispositifs qui affaiblissent l’efficacité du travail, nuisent à l’exigence de performance et à l’émergence des meilleurs dans notre société hyper compétitive !

On pourrait aussi objecter qu’apprendre à coopérer n’a pas de sens, coopérer peut-il être considéré comme un domaine à apprendre ? Faisant partie de l’espèce des grands singes humanoïdes nous naissons avec la capacité de coopérer, nous sommes génétiquement programmés pour coopérer…La coopération est donc un prérequis, un savoir faire, une méthode que les étudiants aînés dont nous nous occupons ont à leur disposition. Nous savons coopérer comme Mr Jourdain savait faire de la prose sans le savoir !

Entre ces positions extrêmes, il y a un tertium que je vais essayer de développer avec vous et qui j’espère donnera sens à mon exposé.

Coopérer n’est pas en contradiction absolue avec l’effort, le profit et la croissance (la majoration) individuelle. Comme dit un proverbe Africain: «Celui qui marche seul va plus vite. Mais celui qui marche avec un autre va plus loin». Cette sagesse rejoint les travaux de R.Axelrod, scientifique et politologue américain, qui a exploré les conditions susceptibles de favoriser la coopération non seulement entre individus mais aussi entre organisation et nations, en fondant son analyse sur la théorie des jeux. En 1984 il publie un ouvrage central sur le sujet « The Evolution of Cooperation », traduit en Français en 1992 sous le titre « Donnant Donnant, Théorie du comportement coopératif « . Il y renouvelle l’intérêt porté à la problématique du jeu du dilemme du prisonnier. Dans le dilemme du prisonnier, deux joueurs sont en présence et doivent, sans connaître la décision de l’autre, choisir entre une stratégie de coopération et une stratégie individualiste (« faire cavalier seul »). L’auteur nous rend attentif à ce phénomène paradoxal que bien qu’il soit plus payant, en terme de répartition des gains, de faire cavalier seul, le dilemme vient du fait que si les deux joueurs font cavalier seul, ils s’en tirent moins bien, ils gagnent moins que s’ils coopèrent ! La stratégie gagnante du tournoi sera la stratégie du Tit For Tat (TFT) que l’on peut traduire par la stratégie du « donnant donnant ». Elle correspondrait en partie à la stratégie du « marital quid pro quo »de D. Jackson (1968) (échanges de prestations et de services entre les partenaires ) dans le domaine de la thérapie avec les couples . Il faut la différencier du Tit For Tat de ce même Jackson qui correspond à une stratégie vengeresse qui entraîne les adversaires dans une spirale de rétorsion et de destruction.

Cette stratégie du TFT a les caractéristiques suivantes:

  • Elle commence par faire confiance et initie toujours l’échange. Elle n’a pas la prétention que l’autre devine ses attentes
  • Si elle est confiante elle n’est pas pour autant naïve car elle stoppe l’échange si le partenaire joue cavalier seul.
  • Elle n’est pas vindicative et revancharde car dès que le partenaire s’ouvre à nouveau à l’échange, elle répond immédiatement positivement. Elle a ainsi une grande « forgiveness », ou capacité de pardonner.
  • Enfin elle est lisible: elle annonce clairement son intérêt pour l’échange coopératif, par exemple en le reprenant dès qu’il s’avère possible.

Ce qui nous paraît important c’est de considérer l’exemple de cette stratégie du Tit For Tat comme une stratégie éminemment altruiste mais qui dans le cadre du jeu d’Axelrod rapporte le profit individuel maximum ! La stratégie la plus altruiste est ainsi celle qui conduit à l’individualisme ou à l’égoïsme mais un individualisme ou un égoïsme bien ordonné car au lieu de commencer par soi-même et s’y terminer il finit par celui du partenaire pour l’englober et le satisfaire dans son calcul. Il s’agit d’un égoïsme décentré et relatif en ce qu’il englobe l’alter dans l’ego: si je satisfais l’ego je satisfais l’alter et réciproquement. Dimension éminemment paradoxale de l’échange coopératif que le « flippe » incessant d’un cube de Necker pourrait illustrer de façon exemplaire. TFT ne gagne pas contre le partenaire mais avec le partenaire. La coopération n’est pas un jeu à somme nulle.

Fig. 1: le cube de Necker

Fig. 1: Le cube réversible de Necker

Je voudrais maintenant développer un autre point important sur la coopération et qui bat en brèche l’autre idée reçue en la matière à laquelle je faisais allusion dans mon introduction (la coopération serait un donné servi tout prêt par la phylogenèse): La coopération n’est pas un donné mais un construit et cette construction se poursuit tout au long de notre psychogenèse. Son développement ne s’arrête pas à l’âge adulte, il se poursuit tout au long de notre existence. A chaque instant nous pouvons retrouver dans notre fonctionnement d’adulte, en fonction du contexte où nous nous trouvons la trace de ces étapes dans la mesure où comme le dit Piaget (1969) «Tout l’adulte est déjà en germe dans l’enfant et tout l’enfant est encore dans l’adulte ».

Coopérer, c’est une catégorie fondatrice de notre identité d’animal social et ce n’est pas parce que nous sommes génétiquement prédisposés à coopérer qu’il ne s’agit pas d’en développer et d’en apprendre l’exercice. L’apprentissage de la coopération est en ce sens tout à fait proche de cette autre catégorie fondamentale de notre identité d’animal social: la construction et le développement du lien d’attachement. Ce n’est pas parce que nous sommes génétiquement prédestinés à nous attacher qu’il n’y a pas à en faire l’apprentissage et à le développer tout au long de notre existence.

Si la coopération n’est pas un donné mais un construit, ça pourrait avoir de l’allure de savoir comment l’échange coopératif naît, marche et se développe. C’est à ce point de nos échanges qu’intervient un grand penseur, précurseur du développement des Sciences Cognitives et dont la fécondité pour nous cliniciens et formateurs n’a pas été suffisamment pris en compte. Je veux parler de Jean Piaget. C’est en effet lui qui va nous dire quelles sont les étapes qui président à la construction de l’échange coopératif. Si avec Axelrod nous avons saisi une vision synchronique d’un mouvement coopératif, avec Piaget nous allons en considérer toute la dimension diachronique.

Dans cet ouvrage essentiel « La Naissance de l’Intelligence » Piaget (1977) observe un événement qui reflète une transformation psychogénétique qui sera fondamentale pour la construction et le développement des échanges coopératifs. Nous sommes au niveau de ce que Piaget appelle le quatrième stade sensori-moteur du développement: « Agé de 9 mois et 17 jours, Laurent soulève un coussin pour atteindre un étui à cigares. Lorsque l’objet est complètement caché , l’enfant soulève l’écran avec hésitation,, mais lorsque une extrémité de l’objet apparaît, Laurent écarte d’une main le coussin et cherche de l’autre à saisir l’objectif. L’acte de soulever l’écran est donc entièrement distinct de celui de saisir l’objet désiré, et constitue un moyen autonome, dérivé sans doute des actes antérieurs analogues (écarter l’obstacle, déplacer et repousser les corps faisant barrière etc…). Le rôle déterminant est ici dévolu aux finalités et aux moyens qu’il trouve pour les réaliser.»

En tant que clinicien et en tant que formateur il nous paraît important de pouvoir considérer cet événement de la différenciation et de l’articulation moyens/fin que j’appelle un «moment majorant» du développement. Moment majorant qui est une étape clef du développement de l’intersubjectivité et en particulier de l’échange coopératif. C’est en effet à partir de ce moment que l’enfant va pouvoir s’orienter vers une figure d’attachement comme un moyen privilégié d’action pour parvenir à ses fins . C’est pour nous fortement significatif que le stade piagétien de la différenciation des moyens et des fins corresponde au moment où il commence à avoir une proto-représentation de l’autre comme agent possible de la réalisation de ses désirs et petit à petit de lui-même comme agent possible de la réalisation des désirs de l’autre. N’est ce pas dans cette capacité de se prêter mutuellement comme moyens pour la poursuite de finalités communes que peut résider la coopération ?

Au départ la réciprocité entre pairs dont témoigne l’enfant s’inscrit en réaction immédiate à un bon mouvement: un geste d’offrande ou d’apaisement, le prêt ou le partage d’un jouet, d’une activité. Mais il ne s’agit pas encore d’une réciprocité dont l’obligation est intériorisée dans le contexte d’un but commun à atteindre. C’est sous l’influence d’un sentiment de reconnaissance egocentré que l’enfant réagit. Quand ce sentiment de reconnaissance cesse d’être vécu le partenaire ne peut s’attendre à un retour assuré. Piaget à ce propos parle de «l’egocentrisme» de l’enfant. Nous préférons parler d’«autoïsme» dans la mesure où il n’y a pas réfèrence à un ego et à ses schèmes moraux éventuels. A ce niveau de son développement l’enfant commence par tout sentir et tout comprendre à partir de son point de vue sans en avoir conscience et sans pouvoir se situer objectivement comme un sujet parmi les autres sujets.

Si dans cette étape de son développement l’enfant ne se sent pas obligé dans l’échange réciproque, c’est que pour lui la loi morale consiste encore uniquement en règles imposées par l’adulte et les aînés. L’egocentrisme ou l’autoïsme de son point de vue va de pair avec une centration préférentielle de son attention sur le monde de ses référents adultes censés assurer sa sécurité et par là son ouverture au monde. L’enfant d’ailleurs prend un grand plaisir à imiter les usages et les règles des aînés mais comme on le voit dans le jeu de bille (observé par Piaget et ses collaborateurs dans le « Le Jugement Moral »), en pratique il n’en comprend pas la raison d’être et joue essentiellement pour lui-même c’est à dire pour le plaisir de faire comme les grands.

Cette situation est une étape fonctionnellement indispensable pour que l’enfant s’imprègne des règles, des coutumes, des mythes transmis par le « géant sociogénétique » sur les épaules duquel il se tient ! Ce géant se sont les traditions de la société dans laquelle il vit, et particulièrement celles de sa société et microculture familiale. En effet sans appartenance il n’y a pas d’échange possible parce qu’il n’y a pas d’interface de communication entre les échangeurs. L’appartenance à un groupe repose sur l’acquisition du « pool psychogénétique » qui lui est propre et qui définit sa culture particulière. Ce pool de schèmes communs à l’ensemble des membres du groupe culturel a pour effet que tous les membres de la tribu vivent dans une « réalité partagée ».

Après nous être arrêté sur cette coopération «hétéronome» en quelque sorte garantie et imposée par l’adulte, nous aimerions maintenant baliser les étapes suivantes de la genèse de la coopération. On assiste autour de l’âge de sept ans à une coopération autonome naissante. La coopération s’apparenterait à un « donnant donnant » avec contrôle concret et à court terme des échangeurs sur l’échangé. On serait proche de cette figure primitive de l’échange thématisée par Axelrod dans son dilemme du prisonnier dont nous parlions précédemment sous la forme du TFT.

Pour que la coopération s’étende dans l’espace et dans le temps, pour que la coopération s’engage à des distances toujours plus grandes et selon des trajets moyens/fins toujours plus complexes dans la voie de la mobilité et de la réciprocité, il faudra l’introduction d’un élément central que Piaget nous livrera dans ses « Etudes Sociologiques » (1977), en particulier dans le chapitre « Des valeurs qualitatives en Sociologie ». Pour qu’il y ait coopération nous dira-t-il il faut pouvoir introduire le virtuel dans l’échange. Le virtuel dont il s’agit c’est celui de la promesse et de la fiabilité dans l’engagement. C’est cette capacité qui permet de passer du donnant donnant au donnant promis et au donnant merci ! Plutôt qu’une focalisation sur une réciprocité symétrique et à court terme qui s’apparenterait au troc, ce type d’échange implique une centration sur la permanence axiologique (c.a.d.du système de valeurs) des échangeurs qui permet le maintien et le développement d’une relation sur le long terme. 

Nous rejoignons par là Jacques Godbout (2007) pour qui « l’esprit du don » se différencie de «l’esprit marchand» basé sur l’équivalence du circuit donner-recevoir-rendre. A la valeur marchande Godbout oppose ce qu’il appelle «la valeur de liens» qui dépasse toute valeur comptable et quantifiable. Cette valeur de lien c’est ce qu’il appelle «l’esprit du don» qui intègre et dépasse la circulation du donner-recevoir-rendre. Comme le souligne l’auteur: «le don contient toujours un au-delà, un supplément, quelque chose de plus que la gratuité essaie de nommer.» Dans ce type d’échanges «l’utile, le nécessaire, le gratuit, le rituel s’y mélangent joyeusement ou dramatiquement dans un réseau de liens inextricables qui constitue un système de dettes et de crédits qu’on ne peut ni épurer de ses aspects utilitaires ni réduire à ces derniers.» Comme dans les dessins d’Escher que l’on retrouve dans l’ouvrage de Godbout on ne sait pas dans quel sens cela circule on ne sait pas à quel moment cela s’envole, on ne sait pas dans quelle direction ça va. Empruntant le terme à Douglas Hofstadter, Godbout parle de «boucle étrange» pour qualifier cette circularité paradoxale et multidimensionnelle.

Jour et Nuit

Fig.2: Jour et Nuit de M.C. Escher

La perspective constructiviste que j’ai adopté a fait défiler devant vous des paliers essentiels de la construction des échanges coopératifs au cours de la psychogenèse. Ce n’est pas dans l’idée que seuls parmi ces différents paliers, les plus évolués seraient dignes de notre intérêt. En tant qu’adulte tous ces paliers nous sont accessibles et fonctionnels selon les contextes où nous nous trouvons, des plus primitifs aux plus évolués et ce n’est pas parce que nous sommes capables du donnant-merci qui s’apparente au don, que nous n’avons pas besoin de nous sécuriser dans un type d’échange donnant-donnant ou d’un repli autoïste utile à dans la défense de notre intégrité psychogénétique. Répétons-le: «Tout l’adulte est déjà en germe dans l’enfant et tout l’enfant est encore dans l’adulte».

Entre tous ces paliers il y a un point commun central. Du donnant-donnant au donnant-promis ou au donnant-merci la coopération est avant tout la réalisation d’une communauté de finalités qui permet l’activation de moyens pour la poursuite de buts communs. Plus qu’une simple méthode la coopération est un système de valeur. Coopérer repose sur la mise en perspective des différents systèmes de valeurs des partenaires de l’échange, que ce soit au niveau du rapport entre les enseignants et les enseignés (que nous aimons appeler le rapport maître-artisan) ou au niveau du rapport entre les membres du groupe des pairs. Dans cette perspective le partage des savoirs est un partage éthique qui implique la reconnaissance, la légitimation du système de valeur des participants à l’échange. Ce partage n’implique pas la totalité des systèmes de valeurs des participants mais un sous-système de valeurs commun. Cette reconnaissance est essentielle et première dans l’apprentissage du processus de coopération. L’expérience de formateur que nous partageons avec Marco Vannotti, nous amène à privilégier un climat de sécurité dès les premiers moments d’un processus de formation. Ce climat est indispensable pour que les étudiants et les étudiantes puissent confronter leurs différents systèmes de valeurs sous la forme du récital de leurs vulnérabilités et de leurs ressources dans les différents scénarios qu’ils ont l’habitude d’activer dans un contexte d’échanges intersubjectifs.

Pour illustrer ce point voici quelques paroles d’étudiants en formation à l’intervention et à la thérapie systémique recueillies au cours des deux premières journées d’une formation dont la durée s’étend sur trois ans:

«Au cours de la première journée j’ose dire que pour l’instant je ne peux parler de ma famille d’origine, d’ailleurs je ne vois pas les liens que je pourrai faire entre mon attitude aujourd’hui dans le groupe et ce que j’ai appris dans mon contexte familial. De toute façon je ne peux en parler tant que je ne suis pas sûr que je serai respecté, je ne me sens pas encore en sécurité.»

Une étudiante face à une proposition de sculpture[1]:« Je ne puis me mettre à genoux, je ne me suis jamais mis à genoux devant quelqu’un…ce n’est pas dans ma famille…ce n’est pas dans ma culture…ça n’évoque rien dans ma famille… »

Après un jeu de rôle: «Je t’ai fait vivre un personnage monstrueux…je m’en rends compte maintenant…j’ai peur que tu en sois abîmé…» Chacun découvre ainsi la nécessité de dérôler et de garder ce qui dans ce rôle lui appartient et de se débarrasser de ce qui ne lui appartient pas.

Au moment de la constitution en sous-groupes: «Comment vais-je survivre au mouvement qui m’a rapproché de toi et au refus que j’ai reçu ? Comment vais-je survivre à ton refus comment vas-tu survivre à mon refus ?»

«STOP ! ça va trop vite, là je suis encore bouleversé par ce que j’ai vécu, je n’ai rien compris à ce qui s’est passé, j’ai besoin de comprendre avant de passer à autre chose !»

«J’ai un sentiment de malaise et je n’arrive pas à identifier ce qui le provoque. J’ai besoin de comprendre ! »

«Tu me dis que tu tombes facilement dans le blâme, mais moi je ne supporte pas le blâme, aussitôt je me renferme, je m’isole, je coupe le contact ».

A côté de cela il y a des étudiants qui se disent et qui disent: «Je ne réfléchis pas, je fonce, je m’engage, j’avance…». Ou encore: «Ton regard m’a convaincu, conquis, j’ai eu le « coup de foudre »…»

Devant ce récital des schémas d’interaction habituels de chacun des participants, il est essentiel que l’animateur puisse accueillir et connoter positivement l’énoncé des limites, des besoins de sécurité et d’exploration qui se manifestent dans le groupe. Il s’agit de relever la confiance faite au groupe à travers ce partage des possibilités et des limites actuelles de chacun. Tous ces besoins ne sont d’ailleurs pas seulement la propriété de celui ou de celle qui en fait état, mais traversent et concernent à des degrés divers tous les membres du groupe.

Dans ce climat de sécurité où chacun peut se sentir légitimé dans ses ressources et ses vulnérabilités, le groupe prend forme petit à petit. Un participant réclame que le groupe s’engage à respecter la confidentialité de leurs échanges. Moment significatif de l’émergence d’un sentiment de frontières à l’intérieur du groupe qui le différencie de l’extérieur. Identité encore fragile dont la sécurité sera toujours à reprendre, mais un point fondamental se joue là: l’expérience qu’il s’agit d’un groupe possible, vivant , existant !

Tout au long de ces deux premières journées de formation nous provoquons des regroupements de tailles différentes: en dyades, en petits groupes (quatre à six personnes), en grand groupe (tout le groupe de formation, en général une vingtaine de personnes). Ces mouvements favorisent à la fois l’appartenance au grand groupe tout en maintenant un espace de différenciation, de confrontation mais aussi de confidence, de support et d’autonomie dans les plus petits groupes. Nous proposons à chaque sous-groupe de s’identifier par un nom. Un groupe s’intitulera « Les amoureux de la disco » . Ils sont comme dans une disco sous une même boule qui les illumine de couleurs différentes: « Me mettre à ta place pour peindre le monde sous les couleurs où tu les vois, te mettre à ma place pour que tu saisisses ma manière de voir le monde…C’est ainsi que tu peux comprendre mon attitude de « fonceuse » et que je peux comprendre ta prudence dans l’engagement…». Il y a le bateau « Cerfasy Six » (Cerfasy comme le nom du centre de formation, Six comme le nombre de participants à ce sous-groupe), paré pour se lancer dans la traversée du lac….Dans ce bateau chacun s’identifie d’une place différente: boussole, longue vue, drapeau, voile, moteur, coque…. Les attitudes différentes de chacun sont qualifiées de lumières qui permettent de se repérer…Un groupe d’ailleurs commence à s’allumer, mais le feu est encore timide, ce sera le groupe des « lucioles »…

La métaphore d’un feu qui s’allume, nous paraît une belle métaphore que ces étudiants ont pu nous donner pour illustrer le processus par lequel un groupe prend forme et peut s’ouvrir à des échanges de coopération. Certes dans cette première phase de constitution du groupe, le feu dont il s’agit se nourrit d’un processus « d’illusion groupal ». Les participants cherchent plus ce qui les réunit que ce qui les sépare…Mais ce repérage de ce que nous avons appelé « un sous-système de valeurs commun » est une étape fondatrice du groupe de formation. Il génère un sentiment d’appartenance qui est le socle qui permettra différenciation et confrontation aux inévitables frustrations du processus d’apprentissage.

L’étudiant «n’est pas un vase qu’on remplit mais un feu qu’on allume» pourrait-on dire en paraphrasant Montaigne! Ce feu est un feu allumé par la construction et la poursuite de valeurs communes se traduisant en objectifs communs poursuivis au cours de la formation. Si cette construction est commune alors les finalités poursuivies ne seront ni inaccessibles et trop élevées, ce qui générerait de l’angoisse, ni trop triviales, ce qui pourrait générer de l’ennui. Le vécu subjectif du bon niveau atteint par un tel processus d’apprentissage pourrait se traduire par cette ivresse qu’appelle Baudelaire de ses vœux dans ses « petits poèmes en prose »:

«Il faut être toujours ivre. Tout est là: c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.

Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu à votre guise. Mais enivrez-vous.

Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent , la vague, l’étoile, l’horloge vous répondront: «il est l’heure de s’enivrer ! pour n’être pas les esclaves martyrisés du temps enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise.»

Merci à Marco, merci aux étudiants pour les « ivresses » rencontrées avec eux sur le chemin de nos coopérations. C’est sans doute cette ivresse qui peut nous aider à faire face à «l’horrible fardeau du temps qui nous penche vers la terre».

BIBLIOGRAPHIE

Axelrod Robert, 1992: Donnant Donnant, Théorie du comportement coopératif, trad. Garène Michèle. Paris, Editions Odile Jacob.

Godbout Jacques T. 2007: L’esprit du don. En collaboration avec Caillé A..Paris, Editions La Découverte/Poche.

Lederer William J., Jackson Don D., 1968: The mirages of marriage. New York, London, Editions W.W. Norton & Company.

Piaget Jean, 1969: Le jugement moral chez l’enfant. Paris, Editions Presses Universitaires de France.

Piaget Jean, 1977: La naissance de l’intelligence chez l’enfant. Neuchàtel, Paris, Editions Delachaux et Niestlé.

Piaget Jean, 1977: Études Sociologiques. Genève, Paris, Editions Droz

NB: Plusieurs ouvrages de Jean Piaget (notamment La Naissance de l’intelligence chez l’enfant ) ainsi que des introductions à l’œuvre de Jean Piaget par le Professeur Guy Cellérier peuvent être consultés sur le site de la fondation Piaget: www.fondationjeanpiaget.ch

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[1] Mise en scène non verbale d’un positionnement du corps dans l’espace et dans le temps mimant ou allégorisant un épisode relationnel. La sculpture peut se faire individuellement ou engroupe. C’est un outil essentiel du répertoire systémique utilisé tant dans un contexte de formation que de thérapie.

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