Jean Piaget et la psychologie du développement cognitif (VI)

I. L’intelligence sensori-motrice (Stades 5 et 6)
II. De l’intelligence sensori-motrice à l’intelligence représentative.
    Une première illustration:
    La représentation spatiale et la coordination des points de vue

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I. L’INTELLIGENCE SENSORI-MOTRICE: STADES 5 et 6

Un rappel.— Lors des précédents cours, nous avons commencé par prendre connaissance des deux premières étapes du développement de l’intelligence sensori-motrices, à savoir celle des schèmes innés, phylogénétiquement acquis[1], et celle des premiers schèmes psycho­génétiquement acquis par le bébé, par réaction circulaire primaire ou encore par assimilation réciproque ou coordination infrapsychologique (ou purement neuro­physiologique) des schèmes innés. Puis nous avons pris connaissance du mécanisme de réaction circulaire secondaire par lequel sont acquis les schèmes propres au 3e stade de ce développement.

Avant d’aborder le 4e stade au cours duquel apparaissent les premiers schèmes issus du mécanisme de coordination intentionnelle des moyens et des fins, nous avons parcouru les cinq étapes qui, entre 1 et 8 mois environ, mène à la coordination d’abord infrapsychologique  puis intentionnelle des schèmes de vision et de préhension, cette coordination jouant un rôle déterminant dans les relations sujet-milieu physique (les étapes de coordination entre les schèmes d’audition et d’émission sonore jouant quant à elles un rôle essentiel, aux côtés de l’imitation, dans le développement des relations entre le bébé et les personnes qui l’entourent).

Rappelons en outre que les différences parfois frappantes entre les âges d’accès des bébés à ces étapes de coordination vision-préhension, ou à l’acquisition de schèmes relevant de tel ou tel stade nous ont conduit à insister très rapidement, afin d’empêcher une fausse compréhension de la notion de stade, sur le fait que l’accès aux conduites d’un stade supérieur (par exemple le stade des réactions circulaires secondaires) chez tel ou tel sujet, n’implique aucunement la disparition de l’intervention des schèmes de niveaux inférieurs dans les activités sensori-motrices de ce sujet, ni même la fin de l’acquisition de nouveaux schèmes de stades inférieurs résultant des mécanismes de niveaux plus élémentaires (dans cet exemple, les mécanismes de réaction circulaire primaire ou de coordination infrapsychologique de schèmes).

Ces précautions prises, nous avons continué notre présentation des stades de développement de l’intelligence en présentant quelques exemples illustrant ce qui différencient les premières conduites intelligentes de coordination psychologique des moyens et des fins, des réactions circulaires secondaires, dans lesquelles une telle coordination n’est pas nécessaire. Ces premières conduites de coordination moyen-fin étant conditionnées par la construction d’un réel prenant consistance et commençant à se différencier des complexes sensoriels alimentant le fonctionnement des schèmes de réactions circulaires primaires et secondaires, nous avons examiné comment, lors de ce quatrième stade, apparaissent de premières notions d’objet et de causalité liées à de telles conduites.

Cet examen a permis de constater que si, lors de ce 4e stade, le sujet cherche bien à s’emparer d’objets du monde extérieur ou à agir sur eux, ceux-ci ne sont pas encore dotés d’une localisation spatiale indépendante des actions du sujet ni d’une permanence temporelle allant au-delà de la durée du schème en cours d’activité, de telle sorte qu’à ce niveau, cette localisation et cette permanence se réduisent au sentiment de présence lié à ce schème d’action. De plus ces objets ne sont nullement appréhendés comme des centres autonomes d’action, à l’exception des êtres vivants ou plutôt de l’un de leurs organes —la main notamment— qui peut être reconnu comme centre d’action possible pour autant qu’il soit assimilable à un schème d’action alors activé chez le bébé qui, cherchant à atteindre un certain but, par exemple se saisir d’un objet distant, reconnaît en cet organe le moyen d’y parvenir[2].

Ce n’est qu’au 5e stade de développement de l’intelligence, caractérisé par la capacité qu’a le sujet de combiner et de varier intentionnellement ses actions pour étudier les effets de ces variations et pour construire de nouveaux schèmes d’action, que, comme nous allons le voir maintenant, le sujet parvient à attribuer une véritable indépendance causale aux objets inertes du monde extérieur, mais sans pouvoir leur attribuer encore une localisation spatio-temporelle complètement objective sur le plan de l’action sensori-motrice, faute d’une fonction représentative conditionnant une coordination potentiellement complète de leurs déplacements visibles et invisibles.

A. Construction de l’objet, de l’espace et de la causalité:
5e et 6e stade

(1) L’objet

Repartons de la situation caractéristique d’un objet caché par un coussin en prenant comme exemple le cas de Jacqueline. On se rappelle qu’au 4e stade, lorsqu’un bébé voit un objet O caché sous un coussin B, il soulève sans problème B pour retrouver O, à condition qu’il ne l’ait pas, juste avant, vu avoir été caché sous un autre coussin A placé à côté du précédent, auquel cas l’enfant commettra l’erreur de soulever A à la place de B pour retrouver l’objet désiré. C’est encore le cas à 0;10(18) chez Jacqueline, qui, après avoir soulevé sans hésitation un coussin A placé à sa gauche et sous lequel son père avait caché un objet cherche ce jouet toujours sous le même coussin A alors que de manière très visible son père vient de le cacher sous le coussin B se trouvant à la droite de l’enfant. Une telle erreur révèle qu’au 4e stade les emplacements d’un objet n’ont encore aucune indépendance par rapport aux actions du sujet.

Au 5e stade, cette conduite erronée disparaît: à 1;0(20) (CdR, chap. 1, p. 61), Jacqueline voit son père placer sa montre sous un coussin A situé à sa gauche puis le reprendre pour le glisser sous le coussin B. Jacqueline tient compte alors des déplacements visibles de l’objet et saisit sans hésiter le coussin B pour s’emparer de la montre (si l’objet est suffisamment enfoui sous B, elle s’efforce de le retrouver, mais n’y parvenant pas, elle renonce et n’essaie pas de le chercher en A).

Mais que se passe-t-il si les objets sont déplacés sans que ces déplacements soient visibles pour l’enfant, si par exemple un objet est visiblement caché dans une boîte ou dans la main pour être ensuite déposé de manière invisible dans l’une ou l’autre de plusieurs caches sous lesquelles l’enfant a vu la boîte ou simplement la main être glissée (seuls donc les mouvements du contenant sont visibles, mais pas l’objet vers lequel se porte l’intérêt de l’enfant) ? La série d’observations suivantes illustre la progression des conduites de Jacqueline face à ce problème.

À 1;6(16), Jacqueline est assise sur son lit, avec à côté d’elle un oreiller A et de l’autre côté un duvet B. Elle tient dans sa main une fleur qu’elle aime beaucoup. Son père prend la fleur, referme sa main sur elle, glisse sa main sous l’oreiller A et la retire vide mais fermée (l’enfant voit donc la main mais non pas la fleur être déplacée sous l’oreiller). Jacqueline commence par chercher la fleur dans la main de son père. Ne l’y trouvant pas, elle la cherche sous le duvet B ! (Dans de précédentes expériences, elle avait parfois eu l’occasion de trouver sous le duvet des objets que son père y avait cachés).

A 1;6(17), Piaget confronte sa fille au même problème, avec un bouton à la place de la fleurs. Jacqueline commet la même erreur.

À 1;6(20), l’enfant est une nouvelle fois confrontée à cette situation, mais cette fois avec un vêtement A à la place de l’oreiller et un coussin B à la place du duvet (les cachettes ne sont donc plus les mêmes). Piaget dissimule un objet dans sa main, glisse celle-ci sous A, y dépose l’objet et retire sa main fermée de dessous le cache. Jacqueline ne trouvant pas l’objet dans la main de son père regarde sous A et le trouve. Son père reprend l’objet, le cache à nouveau dans sa main, met celle-ci sous B et y dépose l’objet avant de retirer sa main fermée. A nouveau, Jacqueline, ne trouvant pas l’objet dans la main de son père, retourne sans hésiter le vêtement A (manifestant donc toujours une conduite typique du 4e stade). Elle ne se représente pas les mouvements invisibles possibles de l’objet, se contentant de rechercher l’objet là où elle l’avait trouvé une première fois [3].

À 1;7(1) par contre, l’expérience étant à nouveau réalisée avec l’oreiller A et le duvet B, si dans un premier temps Jacqueline commence à nouveau à rechercher dans la main de son père puis sous A l’objet déplacé et déposé de manière invisible sous B, ne trouvant rien ni dans la main ni sous A, elle finit par chercher sous B pour le trouver enfin à cet endroit où elle ne l’avait jusqu’alors eu l’idée de regarder. C’est donc par tâtonnement et à la suite d’échecs répétés que Jacqueline finit d’elle-même par avoir l’idée de regarder sous le cache B, par assimilation active de la deuxième action de son père à la première.

Le point important dans cette série d’observations est le fait qu’au 5e stade, l’enfant qui a vu son père cacher un objet dans sa main, puis celle-ci être glissée successivement sous deux ou trois caches pour lui être finalement présentée fermée, n’a pas l’idée de rechercher l’objet ailleurs que là où il l’a réussi à s’en saisir auparavant. À ce stade, il ne parvient pas à se représenter et composer les déplacements invisibles possibles d’un objet alors même que l’objet est préalablement caché dans un contenant (ici une main) dont les déplacements sont quant à eux tous visibles. En conséquence, les lieux susceptibles d’être occupés par un objet restent conditionnés par le fait, pour cet objet, d’avoir été vu à telle ou telle place dans une précédente expérience, ou par le fait d’avoir pu constater de visu ses déplacements. Ce qui implique, comme on le verra tout de suite, qu’à ce niveau, l’espace et les mouvements dans cet espace ne sont pas encore appréhendés en tant qu’existant objectivement, indépendamment des actions et des perceptions du sujet, leur existence ne s’étendant pas au-delà de ces actions et perceptions.

À 1;7(23) par contre, Jacqueline parvient à résoudre ce type de problème sans se tromper (sinon par distraction ou par abaissement du niveau d’attention). C’est qu’alors elle parvient non seulement à se représenter les déplacements invisibles d’un objet, mais également à les composer de manière à anticiper les places où ceux-ci peuvent se trouver après de tels déplacements. Le problème est d’abord systématiquement résolu dans des circonstances similaires aux précédentes. Son père enferme un sou dans sa main, glisse celle-ci sous une couverture A, y laisse le sou et retire sa main qu’il garde fermée. Jacqueline commence par ouvrir cette main et n’y trouvant pas le sou, soulève sans hésiter la couverture A pour se saisir de l’objet. Son père lui reprend le sou et le place de la même manière sous B (Jacqueline ne voyant là encore que le mouvement de la main fermée qui se glisse sous la couverture B et en ressort toujours fermée). Après avoir constaté que le sou ne se trouve plus dans la main, Jacqueline soulève la couverture B, montrant ainsi qu’elle sait bien qu’il ne peut se trouver sous A.

Toujours lors de la même expérience, Piaget complique un peu la situation. Après avoir mis le sou dans sa main puis refermé celle-ci, il glisse sa main sous A, puis la ressort toujours fermée pour la glisser sous B et la ressortir toujours fermée. Cette fois, Jacqueline n’essaie même pas d’ouvrir la main. Elle regarde d’abord sous A, puis ne trouvant pas l’objet, elle le cherche sans hésiter sous B. Il en va de même lorsque ce ne sont pas deux mais trois couvertures qui se trouvent devant elle et qui peuvent servir de cache. Par la suite, elle recherchera directement l’objet sous le dernier cache parcouru par la main de son père, ayant bien compris le petit jeu auquel celui-ci la soumet.

D’autres situations sont également imaginées par Piaget, comme celle de mettre un objet intéressant dans une petite boîte elle-même placée dans une plus grosse, etc. Alors que dans les stades précédents, l’enfant ne poursuit pas son action s’il y a plusieurs boîtes à ouvrir successivement, ne faisant qu’ouvrir la plus extérieure, ou bien la prolonge un peu en ouvrant encore une deuxième puis une troisième, mais abandonnant très vite sa recherche en révélant ainsi son incertitude quant au sort de l’objet caché, une fois parvenu au 6e stade l’enfant révèle par ses comportements qu’il parvient à se représenter pas après pas (mais non pas encore opératoirement) l’enchaînement des emboîtements et des déplacements invisibles qui font que l’objet ne peut que se retrouver à tel ou à tel endroit, par exemple dans la quatrième des boîtes en annulant trois emboîtements successifs (bien sûr, l’enfant du 6e stade ne compte pas les boîtes, mais il sait d’avance que s’il prolonge suffisamment la série des désemboîtements, il finira à coup sûr par trouver l’objet désiré). L’objet est par là-même devenu ce qu’il est pour nous, du moins sur le plan de l’action: un objet permanent, qui continue d’exister, en occupant une place bien précise, même inconnue, quels que soient ses déplacements (sous quelle couverture peut-il bien se trouver ? Comme la main dépose de manière invisible l’objet, impossible de le savoir précisément, sauf si une règle arbitraire est adoptée; mais ce dont l’enfant est désormais certain est qu’il se cache sous l’une ou l’autre des couvertures, comme il est certain qu’il se trouve dans l’une des boîtes successivement emboîtées les unes dans les autres, s’il l’a vue au départ être caché dans l’une d’entre elles).

Comme ce qui précède le laisse entendre, la construction de l’objet est forcément étroitement liée à celle de l’espace sensori-moteur chez les bébés des 5e et 6e stades de développement. Les emplacements que peuvent occuper un objet aux yeux d’un bébé ne sauraient aller au-delà de sa capacité d’appréhender l’espace dans lequel il se déplace, dans lequel il place les objets qui l’entoure, et dans lequel, parvenu au 6e stade, il peut se représenter, dans la mesure de ses moyens, les déplacements invisibles de ces objets. Examinons donc brièvement cette construction de l’espace, condition d’aperception de l’objet au sens le plus plein qu’il peut prendre chez un bébé d’environ 18 mois (objet pour lequel les complexes sensoriels qui lui sont bien sûr liés deviennent de simples signaux révélant sa présence).

(2) L’espace

Pour le sens commun adulte, l’espace est composé de l’ensemble coordonné des lieux que peuvent occuper les objets (êtres vivants inclus), ceci indépendamment des actions propres du sujet. Alors qu’au 4e stade, l’espace n’est pas encore du tout séparé de chaque action en cours du sujet (l’espace est le lieu de l’objet sur lequel le bébé agi ou s’apprête à agir), c’est un début d’appréhension d’un espace objectif et unique qui apparaît au 5e stade. À ce stade cependant, l’espace n’est pas encore complètement objectivé: il reste partiellement dépendant des actions en cours du sujet, en ce sens qu’il n’est composé que des lieux où le sujet se trouve, où il se prépare à se déplacer, où il trouve ou a trouvé les objets, ou bien où il les place, les a placés ou les voit être placés.

Au 6e stade par contre, l’espace appréhendé par le sujet devient pleinement objectivé, mais —comme on va tout de suite le constater— sur le seul plan des actions sensori-motrices et de leur prolongement représentatif immédiat. Prend alors naissance, mais limitée à ce seul plan, sans les extensions et dépassements qui découleront des progrès de l’intelligence représentative, cette «forme apriori de la sensibilité» dont parlait Kant, c’est-à-dire, cette sorte de contenant unique et homogène dans lequel les objets prennent ou peuvent prendre place et dont nous avons tous l’intuition. En d’autres termes, il devient le système des emplacements que peuvent occuper les objets (êtres vivants compris) au cours de leurs déplacements, qu’ils soient visibles ou non, et que l’enfant parvient à composer selon des lois précises que nous allons tout de suite découvrir. Toutefois, cette appréhension d’un espace unique et homogène où peuvent prendre place les objets restent alors fortement restreinte en raison des capacités limitées de représentation de l’enfant — en particulier de sa capacité très réduite de composer, sur le plan de la représentation et non plus seulement de l’action, les déplacements réels ou possibles des objets. Comme nous l’avons fait pour la construction de l’objet, illustrons le 6e stade de la construction de l’espace chez le jeune enfant au moyen de deux des observations exposées par Piaget dans son ouvrage de 1937 sur La construction du réel chez l’enfant.

Première illustration. — À 1;6(8), Jacqueline lance une balle sous un canapé. Alors qu’un enfant du 4e stade aurait été (et se serait contenté de) chercher l’objet là où il a disparu, et ne voyant rien sous le canapé aurait arrêté sa recherche, et alors qu’un enfant du 5e stade aurait cherché par simple tâtonnement la balle en différents lieux voisins du canapé, Jacqueline se comporte de la manière suivante: au lieu de se baisser et de chercher la balle sous le canapé, elle «comprend que la balle a dû traverser l’espace situé sous le canapé» et doit donc en conséquence se trouver derrière celui-ci. Sans hésiter, Jacqueline tourne le dos au canapé, contourne une table qui fait obstacle à ses déplacements, et enfin se dirige vers l’endroit précis où la balle se trouve en effet. On a ici visiblement affaire à une série ou un regroupement très bien ordonné de déplacements, dont les lois de composition sont identiques, à certaines limitations près[4], aux lois de groupe mathématique qui seront dégagées par les mathématiciens du 19e siècle pour toute une série d’objets mathématiques, dont, par exemple, le groupe de l’addition arithmétique, avec ses lois i. de composition interne (l’addition de deux nombres produit toujours un nombre bien déterminé), ii. d’associativité (par ex.: (3-4)+7=3+(-4+7)), iii. d’existence d’un élément neutre (le zéro), et iv. d’existence d’une opération inverse pour chacun des éléments de l’ensemble, auxquelles s’ajoute v. la propriété de commutativité: on peut permuter l’ordre des opérations additives et soustractives sans modifier le résultat final (par ex.: (3-4+7=(-4+3+7)=(+7-4+3)).

Avant de poursuivre notre brève présentation de quelques conduites propres au 6e stade de construction de l’espace sensori-moteur, donnons ici une idée approximative des propriétés qui caractérisent, dans son application aux déplacements, la structure de groupe, tout à fait fondamentale en mathématiques et qui est en outre, sous une forme plus concrète, au cœur de la conception piagétienne de l’intelligence (la double utilisation, mathématique et psychologique, de la notion transdisciplinaire de groupe étant, si elle est avérée, de la plus grande importance à la fois pour l’épistémologie des mathématiques et pour la psychologie de l’intelligence) [5].

Un groupe de déplacements mathématiques obéit aux lois ou propriétés suivantes: (1) tout déplacement composé avec un déplacement produit un déplacement (loi de composition interne et d’unicité: composer un déplacement avec un déplacement produit un déplacement bien déterminé, ce qui implique que l’on peut, par exemple lors de l’existence d’un obstacle, remplacer le déplacement direct conduisant de A à B au moyen de la composition d’autres déplacements, ou, inversement, remplacer la composition de deux ou plusieurs déplacements par le déplacement reliant directement le point de départ du premier au point d’arrivée du dernier); (2) loi d’associativité: à supposer que l’on fasse effectuer trois déplacements à un objets de A→B, B→C enfin C→D, composer le raccourci A→C des deux premiers déplacements suivi de C→D revient au même que de réaliser le premier déplacement A→B suivi du raccourci B→D); (3) tout déplacement peut être annulé par un déplacement inverse, ce qui produit un déplacement nul (loi d’existence d’un symétrique ou d’un inverse pour chacun des déplacements de l’ensemble, qui implique l’existence d’un déplacement nul équivalent au zéro du groupe de l’addition arithmétique); (4) tout déplacement composé avec le déplacement nul ne modifie pas le premier. Comme dans le groupe de l’addition arithmétique, une cinquième propriété, la commutativité, vient s’ajouter aux quatre précédentes: l’ordre dans lequel sont accomplis les déplacements peut être quelconque (par ex., il revient au même de réaliser un déplacement A puis un déplacement B, ou de réaliser d’abord le déplacement B puis le déplacement A)[6]. Cette cinquième propriété caractérise le sous-ensemble des groupes dits commutatifs ou abéliens (auquel appartiennent donc le groupe de l’addition arithmétique ainsi que le groupe des déplacements géométriques).

Bien entendu, en se comportant de la manière dont elle le fait, Jacqueline n’a pas en tête une théorie explicite du groupe des déplacements (ou plutôt du «groupement»[7] des déplacements, vu les restrictions qu’impose tout déplacement réél). Il n’empêche que les compositions auxquelles elle procède et qui sont certes limitées par ses capacités d’anticipation satisfont ou tendent à satisfaire ces lois (sous réserve des restrictions mentionnées, liées au fait qu’un enfant de cet âge ne peut avoir en vue que des déplacements concrets, et non pas la notion mathématique de déplacement, qui, elle, ne considère que les opérations elle-même, en faisant abstraction faite des contraintes auxquelles sont soumis les déplacements réels[8]). Par ses comportements, Jacqueline révèle qu’elle sait bien que pour atteindre un objet qui a roulé sous un canapé et dont elle anticipe la présence derrière le meuble, il lui faut contourner ce meuble et éventuellement d’autres obstacles, et donc composer une série de déplacements qui aboutiront au même endroit auquel a abouti la balle en réalisant le déplacement le plus direct, ou encore qu’elle pourra annuler par un rapprochement ultérieur son éloignement préalable par rapport à l’objet désiré, éloignement résultant de l’existence d’un obstacle placé entre elle et cet objet.

Deuxième illustration. — À 1;3(4) Laurent est debout dans le jardin familial. Il s’agrippe d’une main à une lourde porte en métal et de l’autre il tient la main de son père. Désirant ouvrir cette porte, il essaie de l’attirer vers lui mais, n’y parvenant pas, il entraîne son père de l’autre côté du mur où elle est fixée en faisant ainsi un détour qui le conduit du côté de la porte où il peut ainsi la pousser. Là encore, comme c’était le cas de Jacqueline dans l’observation précédente, par son comportement et grâce à la représentation qu’il peut se faire des déplacements à effectuer, Laurent manifeste une capacité de composer mentalement ces derniers (par ex. penser s’éloigner du but pour s’en rapprocher ensuite, en compensant par là même l’éloignement initial) selon des lois de composition se rapprochant des lois de groupe dégagées par les mathématiciens de la fin du 19e siècle. Cependant, il faut souligner que chez Laurent comme chez Jacqueline, les regroupements auxquels ils procèdent comme leurs anticipations des déplacements à effectuer pour atteindre tel ou tel but sont toujours liés à leurs actions et perceptions en cours. Certes leurs représentations vont au-delà des perceptions liées à leur point de vue actuel. Mais c’est toujours en fonction de ce point de vue particulier, centré sur l’emplacement actuellement occupé dans l’espace local des placements et déplacements possibles, qu’ils se représentent les chemins à accomplir pour atteindre tel lieu visible ou invisible (avec éventuellement une mise à jour de ces représentations lors de l’accès à chaque nouveau lieu découlant de chacun des déplacements successivement effectués). On verra tout à l’heure qu’il faudra plusieurs années pour que l’enfant parvienne à construire une représentation objective complète de l’espace (des emplacements possibles), c’est-à-dire une représentation indépendante de chacun des points de vue propres successivement atteints et qui les englobe à titre de cas particulier. Au 6e stade de l’intelligence sensori-motrice, l’espace est donc certes pleinement objectivé, mais du seul point de vue de l’action en cours et des anticipations possibles de placements et déplacements visibles et invisibles à partir de ce point de vue. Néanmoins, on comprend maintenant pourquoi le développement de l’intelligence sensori-motrice, donc de l’intelligence de l’action, est étroitement associé à la double construction de l’espace et des objets qui s’y déplacent, dont la permanence est inférée à partir de ce pouvoir expérimenté qu’a l’enfant de 18 mois environ de les retrouver aux termes de leurs déplacements visibles mais aussi invisibles. Tant que cette construction n’est pas achevée, le bébé va largement faillir à résoudre les problèmes qu’il se pose ou atteindre les buts qu’il poursuit dans ses interactions avec l’univers de la perception.

Pour achever cette présentation des dernières étapes de la construction du réel chez le bébé, il reste à considérer les stades 5 et 6 de construction de la causalité telle que celui-ci peut la concevoir sur le plan des activités sensori-motrices (y incluse l’aide qu’elles reçoivent au 6e stade de la capacité alors naissante de représentation).

(3) La causalité — 5e et 6e stades — Attribution d’un pouvoir causal aux objets — Spatialisation de la causalité — Physicalisation de la causalité

Le 5e stade de développement de l’intelligence est celui des réactions circulaires tertiaires et de l’invention de moyens nouveaux par expérimentation active. On a déjà vu en quoi certaines réactions circulaires tertiaires révèlent que l’enfant est prêt à attribuer un pouvoir causal aux objets, certes encore calqué sur la causalité par efficace de l’action propre. Ainsi, à 1;0(3), Jacqueline pose à côté d’elle un objet en peluche en s’attendant à ce qu’il bouge tout seul (constatant son échec, elle trouvera cependant finalement le moyen de le faire bouger en le plaçant sur un coussin incliné). Le même comportement est constaté à 1;1(19): Jacqueline pose par terre à côté d’elle une balle en s’attendant à la voir bouger. Mais en ce qui concerne la découverte de la nécessité de tenir compte des rapports entre objets, c’est dans le contexte de l’invention de moyens nouveaux par expérimentation active qu’elle va principalement se faire. Pour réussir à atteindre un but, que ce soit au moyen d’un objet intermédiaire (conduite du support par exemple, ou encore utilisation d’un bâton permettant de rapprocher un objet), ou que ce soit en agissant directement de manière adéquate sur l’objet visé (par ex., faire passer un bâton à l’intérieur d’un parc d’enfant), sauf réussite fortuite, l’enfant ne peut faire autrement que tenir compte des relations spatiales en jeu. De même, la nécessité, qui s’impose de l’extérieur, de tenir compte des propriétés physiques des objets (leur poids, la résistance qu’ils opposent à toute action faite sur eux) est elle aussi fortement liée à l’expé­rimentation active permettant la découverte de nouveaux moyens (voir par ex. les expériences, rapportées précédemment, de Koehler avec les chimpanzés). C’est alors que la causalité mécanique se substitue le plus souvent à la causalité par efficace qui orientait les comportements du sujet lors des précédents stades.

A ce 5e stade, ce sont également ses propres actions dont l’enfant découvre qu’elles sont elles aussi soumises à des contraintes physiques, et qu’elles dépendent de «lois extérieures à lui» (CdR, chap. 3, p. 254). C’est par ex. le cas de Jacqueline qui, à 1;3(10), observe sur elle-même la propriété de chute des corps: elle se laisse tomber, en prévoyant avec plus ou moins de précision l’endroit où elle se retrouvera assise.

Au 6e stade, enfin, l’enfant saura anticiper avec précision les conditions qui font que tel ou tel effet peut se produire. À 1;6(8) par ex., Jacqueline est assise dans son lit. Son père s’est introduit sans qu’elle le voie dans la chambre. Sans manifester sa présence, il brandit et balance au dessus du lit une canne avec une brosse suspendue à l’extrémité. Jacqueline s’intéresse certes à ce spectacle, mais elle sait (son comportement le démontre) qu’il ne peut se produire tout seul. Elle recherche la cause du mouvement en cherchant à percevoir ce qui se passe à l’autre extrémité de la canne. La découverte de son père tenant celle-ci ne la surprend pas du tout; elle se doutait bien que c’était lui qui était la cause de ce spectacle. Un comportement similaire se produit chez Laurent à 1;1(4). Alors qu’il est assis dans sa roulotte, il perçoit son père sans pouvoir percevoir ses pieds. A un certain moment, son père fait se mouvoir la roulotte. Laurent n’hésite pas une seconde: il se penche par dessus bord pour chercher la cause du mouvement ou pour confirmer une anticipation à son sujet. Ce qu’il voit le satisfait complètement.

Autre exemple qui concerne les rapports entre objets: à 1;4(4), Laurent est dans le jardin. Il essaie d’ouvrir une porte en la poussant, comme il a pu le faire avec succès dans le passé. La porte résistant à son effort, il interrompt soudainement cette action et fait le tour du mur en montrant par là qu’à ses yeux, la seule cause possible de son échec devrait être un obstacle situé de l’autre côté de la porte. Parvenu de l’autre côté, il trouve alors un fauteuil appuyé contre elle, le déplace et ouvre la porte avec une «mimique de triomphe».

On retrouve dans cet exemple un regroupement d’actions, de perceptions et de représentations centré certes sur le point de vue propre au sujet, mais similaire dans sa structure au regroupement d’actions illustrant le 6e stade de construction de l’espace sensori-moteur. Ce qui montre une nouvelle fois l’interdépendance entre le développement de l’intelligence sensori-motrice au sens étroit de coordination des moyens et des fins, et celui des catégories de l’objet, de l’espace et de la causalité, auxquelles s’ajoute bien évidemment celle de temps, et en particulier de l’ordre temporel tel qu’il intervient dans l’enchaînement ordonné des actions.

Enfin, terminons cette présentation du 6e stade de la causalité attachées aux activités sensori-motrices par une illustration tout à fait spectaculaire, qui se distingue des précédentes en ce que l’enfant, au lieu de se représenter ou de chercher les causes en partant de l’effet, se représente l’effet en partant de la cause. À 1;4(12), Jacqueline est arrachée à un jeu qu’elle désire poursuivre et est mise dans son parc. Une fois dans celui-ci, elle appelle vainement pour qu’on la sorte. Face à l’échec de ses appels, elle trouve l’astucieuse solution suivante: elle simule un besoin urgent, anticipant donc que cette cause une fois réalisée aboutira à l’effet escompté: être ressortie de son parc ! A peine sortie de celui-ci, Jacqueline se trahit pourtant en pointant du doigt le jeu qu’elle souhaite reprendre.

Par son succès certes partiel, ce dernier exemple montre à la fois le chemin parcouru par le sujet depuis les premières actions (les réactions circulaires secondaires) dans lesquelles il commençait à prendre conscience de son pouvoir, et le chemin encore très long qu’il lui reste à parcourir pour maîtriser l’univers non seulement des activités sensori-motrices accessibles à un enfant d’environ une année et demi, mais également celui des représentations. Avant d’examiner les premiers pas de la conquête de cet univers des représentations, et pour conclure notre parcours à travers les stades de développement de l’intelligence sensori-motrice, revenons sur ce 6e stade dont nous avions déjà décrit certaines conduites en annonçant que, conformément à la méthode psychogénétique, l’examen des stades antérieurs permettraient de découvrir ce qui se cache sous les ultimes conquêtes de l’enfant au terme de ce développement.

B. Le 6e stade de développement de l’intelligence sensori-motrice:
L’invention de moyens nouveaux par combinaison mentale

Une citation de Piaget permet de mesurer le saut qualitatif qui se produit à cette dernière étape qui est en même temps le point de départ du développement de la pensée au sens étroit du terme (c’est-à-dire de la pensée représentative[9]). Cette dernière étape, est celle où «la conscience des rapports est assez poussée pour permettre une prévision raisonnée, c’est-à-dire justement une invention procédant par simple combinaison mentale» (NdI, p. 289). Pour comprendre au mieux ce que signifie cette affirmation, prenons deux exemples parmi les observations présentées par Piaget.

Exemple 1 : faire passer un bâton à l’intérieur d’un parc d’enfant. — On a vu que chez Jacqueline, la solution à ce problème n’a été découverte et perfectionnée qu’à la suite d’une série d’expérimentations et de tâtonnements empiriques. Chez Lucienne au contraire, cela s’est passé tout autrement. À 1;1(18), alors qu’elle est assise dans son parc et qu’elle n’a jamais jusque là été confrontée à ce problème, son père lui tend un bâton en le plaçant horizontalement et à mi-hauteur le long des barreaux (obs. 178). Elle commence par le prendre par le milieu en le tirant avec force vers elle —donc vers l’intérieur du parc— sans du tout modifier son orientation. Constatant son échec, elle change immédiatement de stratégie en modifiant cette orientation afin de faire passer avec succès le bâton entre les barreaux du parc. Son père recommence en prenant des bâtons de plus en plus longs. Dans tous les cas, après un seul nouveau premier échec initial, Lucienne trouve immédiatement la solution, c’est-à-dire qu’elle emploie l’un ou l’autre des deux procédés suivants «qu’elle invente sur place par simple représentation»: ou bien elle prend le bâton par le milieu et lui fait subir la rotation permettant de le passer sans difficulté entre les barreaux, ou bien elle le prend par une extrémité et l’incline, ce qui lui permet là aussi de faire passer le bâton dans le parc. Il n’y a aucun tâtonnement, mais, sitôt le premier échec constaté, déduction de la solution à partir des données de la situation.

Exemple 2 : extraire une chaîne de montre d’une boîte d’allumettes. — Je reprends cet exemple déjà rapporté lors du 3e cours, mais qui trouve maintenant sa pleine signification en fonction de la connaissance plus détaillée que nous avons prise des étapes antérieures de construction de l’intelligence sensori-motrice.

On se rappelle qu’à 1;4(0), Lucienne (obs. 179) est confrontée pour la première fois au problème d’extraire une chaîne de montre que son père place de façon très visible au fond d’une boîte d’allumettes. Lors d’une première confrontation, Piaget ne referme que très peu la boîte avant de la tendre à sa fille qui souhaite bien évidemment s’emparer de la chaîne. L’ouverture est alors suffisamment grande pour que Lucienne puisse s’en difficulté atteindre son but en introduisant son index dans la boîte. Puis vient la confrontation décisive: Piaget reprend la boîte d’allumettes en plaçant à nouveau la chaîne bien au fond à l’intérieur, mais cette fois en ne laissant plus qu’une petite ouverture, insuffisante pour que sa fille puisse sans autre y glisser son index et s’emparer de l’objet désiré. Au niveau où elle se trouve, Lucienne ignore encore tout du mécanisme d’ouverture et de fermeture d’une boîte d’allumettes. Ce à quoi Piaget va alors assister, c’est à l’invention par sa fille d’une telle conduite. Dans un premier temps, Lucienne essaie sans succès de glisser son index à l’intérieur de la boîte, en utilisant donc la solution précédemment acquise. Constatant son échec, elle interrompt cette démarche et se met à ouvrir et fermer sa bouche en regardant avec attention la boîte. Peut-être prend-elle alors conscience du problème préalable qu’il s’agit de résoudre pour atteindre son but de s’emparer de l’objet caché, à savoir comment ouvrir une boîte presque entièrement fermée. En ouvrant et en fermant la bouche, elle se représente et pense l’acte encore à inventer grâce à l’entremise d’un comportement qui lui est familier. Ce bref moment de réflexion la conduit à la solution: elle utilise son index non plus d’abord pour s’emparer de l’objet, mais pour agrandir la fente, ce qui lui permet de glisser ensuite son doigt dans la boîte pour se saisir enfin de la chaîne.

D’autres exemples typiques des conduites du 6e stade sont présentés par Piaget. Mais ce qui précède suffit à mieux cerner ce qui rend possible la capacité atteinte à ce niveau d’inventer sans aucun tâtonnement empirique des procédés inédits permettant d’atteindre un but. Au 5e stade, chaque étape de la résolution de problème procède par tâtonnement et chaque nouvelle coordination d’action susceptible d’apporter la solution nécessite le recours à l’expérience. Au 6e stade au contraire, il y a bien combinaison de schèmes, mais cette combinaison se fait d’abord sur le seul plan mental pour se dérouler ensuite non plus par tâtonnement constamment soumis au verdict de l’expérience, mais en fonction de la conscience des relations, une conscience qui guide alors la combinaison mentale puis effective des schèmes d’action.

Dans les deux exemples précédents, comme dans celui livré par les observations de Köhler dont nous avons pris connaissance, un échec initial suffit à l’enfant ou à l’animal pour qu’il interrompe l’action en cours et prenne un posture réflexive permettant de prendre acte des contraintes de la situation, donc conscience des relations en jeu, et permettant aux schèmes déjà acquis d’être évoqués en fonction de leur plus ou moins grande pertinence et, pour ceux qui sont retenus, d’être ajustés et de se combiner sur le seul plan mental avant qu’ils ne guident l’action effective conduisant au but.

Bien entendu, comme le psychologue n’a pas accès, sinon par déduction, à ces combinaisons, seules des hypothèses sont ici possibles, qui peuvent être en partie contrôlées par la complexification progressive des situations-problèmes auxquelles sont confrontés les enfants. Dans l’exemple de Lucienne qui ouvre et qui ferme la bouche pour s’aider à penser la situation, on peut faire l’hypothèse suivante (d’autres sont certainement possibles): ce mouvement d’imitation de l’action à accomplir a  pu être induit par un schème préalable d’action dans lequel entre en jeu un comportement similaire d’ouverture et de fermeture de la bouche, à savoir le schème spécialisé de mouvement de l’index par lequel tout enfant de cet âge cherche à ouvrir ou inciter autrui à ouvrir la bouche, mouvement qui lui-même peut être ici évoqué par le fait que Lucienne vient, dans la première étape, d’utiliser son index pour saisir la chaîne se trouvant dans la boîte. Plus précisément, voilà ce qui a pu progressivement mais très rapidement se passer chez Lucienne: (1) aussitôt constaté l’échec initial, Lucienne prend peut-être dès le départ conscience qu’avant de s’emparer de la chaîne au moyen de son index, il lui faut agrandir la fente où elle a glissé cet index (ce premier pas n’est pas nécessaire, mais s’il a eu lieu, cela ne peut que renforcer les enchaînements suivants); (2) préalablement activé par le but de se saisir de la chaîne (ceci conformément à l’expérience déjà acquise), le schème de mouvoir l’index active à son tour le schème d’ouvrir la bouche fermée d’autrui, auquel il est attaché en d’autres circonstances (assimilation réciproque de la situation passée et de la situation présente); (3) les progrès de la conduite d’imitation (progrès que Piaget a pu observer chez ses enfants entre la naissance et 18 mois) font que Lucienne imite et évoque le mouvement de fermeture et ouverture qui lui est alors familier en ouvrant et fermant sa propre bouche; (4) un lien d’analogie est dès lors établi entre ce qu’elle sait déjà faire et ce qu’elle peut faire en l’occurrence: agrandir la fente de la même façon qu’elle peut ouvrir ou contribuer à l’ouverture de la bouche d’autrui (la prise de conscience de la nécessité préalable d’agrandir la fente peut peut-être ne surgir qu’à ce moment là et non pas en (1)); (5) d’abord anticipée avant d’être réalisée, l’action d’agrandir l’ouverture de la boîte au moyen de l’index s’impose alors comme solution puisque son produit conduit à la situation-problème qu’elle sait déjà résoudre (saisir la chaîne dans une boîte dans laquelle glisser son index n’est pas un problème). On a ici tout un jeu possible de combinaison mentale de schèmes ainsi que de l’action symbolisante d’ouverture et de fermeture de la bouche, dont les articulations peuvent s’accompagner de conscience des relations téléonomiques (= relations moyen-fin), spatiales, temporelles et causales reliant les actions produites ou seulement évoquées ou esquissées, ainsi que leurs visées et contenus respectifs, cette conscience plus ou moins détaillée et complète des relations en jeu pouvant alors guider l’action combinée finale par laquelle l’enfant extraira la chaîne de la boîte.

Certes, et contrairement à ce que nous venons de tenter de faire, Piaget ne cherche pas à reconstruire ou expliciter pas à pas ce qui se passe du point de vue même de Lucienne, alors qu’il observe l’enchaînement de ses comportements. Néanmoins, c’est bien une telle reconstruction que suggère le passage suivant dans lequel Piaget résume le saut qualitatif propre au 6e stade de développement de l’intelligence sensori-motrice: «Dans le cas […] où le problème posé s’adresse à un esprit suffisamment armé de schèmes déjà construits pour que la réorganisation de ces schèmes s’opère spontanément, l’activité structurante n’a plus besoin de s’appuyer sans cesse sur les données actuelles de la perception, et peut faire converger, dans l’interprétation de ces données, un système complexe de schèmes simplement évoqués. L’invention n’est autre chose que cette réorganisation rapide et la représentation se réduit à cette évocation» (NdI, chap. 6, p. 298).

Il est bien évidemment très difficile de détecter les schèmes en jeu chez le bébé humain ou chez le chimpanzé lors des résolutions soudaines de problèmes relativement complexes. [10] Mais avoir à l’esprit les nombreuses observations de Piaget sur les différentes étapes de construction de l’intelligence et du réel chez le bébé permet de mieux apercevoir le bagage déjà très riches de schèmes d’assimilation et de structuration de la réalité extérieure acquis au cours des dix-huit premiers mois de la vie post-natale, et donc de mieux saisir ce qui sous-tend et conditionne les compréhensions soudaines caractéristiques du 6e et ultime stade de cette construction.

* * * * *

Pour conclure cette section du cours consacrée à l’examen de la naissance et du développement de l’intelligence sensori-motrice chez le bébé humain, soulignons une dernière fois comment tout se tient dans ce développement, à savoir l’étroite inter­dépendance entre (1) la genèse de la coordination intentionnelle des moyens et des fins qui la caractérise, ainsi que (2) la construction concomitante des schèmes ou catégories de l’objet, de l’espace, du temps et de la causalité qui permettent au bébé d’appréhender le réel sur lequel porte ses activités sensori-motrices et qui s’impose progressivement à lui autant qu’il le transforme par ces activités, une double genèse et construction à laquelle s’ajoute (3) la formation tout aussi indispensable de la fonction symbolique ou représentative, dont les premières pleines manifestations n’apparaissent que vers 16-18 mois environ (avec le début du langage et de l’image mentale, c’est-à-dire de l’usage de signifiants matériellement déliés de ce dont ils sont les substituts ou les représentants), et qui repose elle aussi sur la progression concomitante de cette première forme d’intelligence et de construction du réel.

II. INTRODUCTION A L’INTELLIGENCE REPRESENTATIVE:
LA REPRESENTATION SPATIALE ET
LA COORDINATION DES POINTS DE VUE

Jusqu’ici, nous n’avons donc examiné que la première forme d’intelligence telle que nous l’avons définie au début de nos cours, forme d’intelligence qui vise la réussite pratique plus que la compréhension (même si celle-ci joue un rôle déterminant lors du 6e stade du développement sensori-moteur). À partir de maintenant, c’est l’intelligence représentative et logico-mathématique en tant qu’instrument de construction, d’organisation, de transformation et de connaissance et compréhension du réel, du possible et du nécessaire dont il va être principalement question. Avec cette forme supérieure d’intelligence, ce qui va devenir le moteur premier de sa progression sera de moins en moins la réussite pratique, et de plus en plus la recherche d’explication et de compréhension de l’univers perçu et représenté, doublée de l’exigence de cohérence logique interne de la pensée.

En tant qu’adultes instruits par nos psychogenèses et par des siècles d’histoire, nous savons que la réalité s’étend bien au-delà de ce que nous percevons ici et maintenant, ou que la connaissance que nous en avons est condamnée à rester des plus réduite. Et même nous imaginons-nous communément que notre temps linéaire et notre espace représentatif et euclidien (avec les coordonnées qui le caratérisent: le haut et le bas, la gauche et la droite, l’avant et l’arrière) sont des contenants vides et sans limite dans lesquels choses et événements occupent, ont occupé et occuperont des places ou des moments précis, connus ou non de nous.

Étudier la genèse de cette intelligence adulte commune à tous est à la fois plus simple et plus compliqué que l’étude de l’intelligence sensori-motrice qui l’a précédée et sur laquelle elle a pu prendre appui au cours de son développement. Plus simple : dans la mesure où la forme qu’elle prend dès la fin de la première étape de sa construction, soit chez l’enfant de 4 à 6 ans, qui ne pense certainement pas encore logiquement comme nous, n’est pas si différente de la nôtre et que nous pouvons assez souvent en retrouver des traces dans nos comportements et nos croyances; alors que, quand on s’occupe d’intelligence sensori-motrice, il faut d’une certaine façon mettre entre parenthèses tout notre savoir logico-mathématique, et toute notre connaissance conceptuelle concernant l’espace, le temps, la causalité, la réalité objective… ce qui est très difficile, voire impossible (comme l’attestent bon nombre de travaux de psychologues postpiagétiens n’hésitant pas à attribuer au jeune bébé des catégories d’entendement adulte alors qu’une analyse psychologique et critique un peu serrée de ses comportements laisse au contraire supposer qu’elles lui échappent encore plus ou moins complètement) ! Plus compliqué dans la mesure où, sur le plan de la représentation, le réseau des schèmes, des concepts et des notions est bien plus vaste que ce qu’il est sur le plan de la seule intelligence sensori-motrice, cette différence d’extension se reflétant au moins partiellement dans le nombre beaucoup plus élevés de recherches et d’ouvrages que Piaget a dû réaliser pour en faire le tour.

Conséquence du caractère beaucoup plus étendu des recherches réalisées par Piaget sur le plan de l’intelligence représentative, dans les semaines qui viennent, seule une petite partie de ces recherches pourra être exposée, et encore de manière très lacunaire. Me concentrant pour l’essentiel sur la construction de l’intelligence logico-mathé­matique et des notions qui la composent et qui sont à la base de la science logique, des mathématiques et de la physique (dans ce qu’elle enferme de logique et de mathématique), je n’aurai pas ou que peu de temps pour retracer les premières études consacrées à La représentation du monde et à La causalité physique chez l’enfant (Piaget, 1924, 1926), qui contiennent pourtant de nombreuses (et plaisantes !) affirmations des jeunes enfants sur le comment et le pourquoi des choses, affirmations révélant leurs formes animistes, anthropomorphiques ou encore artificialistes de pensée, c’est-à-dire des formes où sont très généralement attribuées aux phénomènes physiques des propriétés propres à la vie, à l’action ou à la pensée animale ou humaine supposées les expliquer. Heureusement, ce sont là des parties de l’œuvre de Piaget plus facilement accessibles et faisant moins usage de concepts soulevant de difficiles problèmes d’interprétation. C’est donc sur la partie plus centrale de l’œuvre piagétienne, à savoir, encore une fois, la partie consacrée au développement de l’intelligence logico-mathématique qui concerne non seulement les savoir logiques et mathématiques, mais également la structuration logico-mathématique de la réalité physique, sur laquelle je vais essentiellement me centrer dès maintenant, tout en présentant marginalement des vues sur d’autres parties de l’œuvre, notamment sur le développement du jugement moral et de la socialisation chez l’enfant, ou encore sur un aspect également essentiel de cette œuvre, à savoir les réflexions et travaux consacrés non plus seulement aux étapes de construction de l’intelligence, mais aux mécanismes par lesquels se construisent les compétences ou structures cognitives révélées par l’étude de ces étapes, ou encore les mécanismes par lesquels l’enfant passe de l’intelligence et de la logique de l’action à la pensée logico-mathématique.

Je vais commencer cette présentation de la genèse des notions et structures logico-mathématique de l’intelligence représentative par le domaine qui s’inscrit le plus directement dans le prolongement de l’intelligence sensori-motrice, à savoir l’espace. Un tel domaine, en plus d’être —comparativement à ceux que nous aborderons ultérieurement (la logique concrète des classes et des relations, le nombre, les quantités physiques, enfin la pensée formelle et hypothético-déductive)— celui où le lien de filiation entre les deux formes d’intelligence est le plus immédiatement saisissable[11], offre en outre l’intérêt de retrouver sous une forme particulièrement évidente sur le nouveau plan de la représentation deux des mécanismes très généraux de l’intelligence déjà rencontré sur le plan sensori-moteur, à savoir les processus de décentration et de co-ordination. Cette porte d’entrée dans l’intelligence représentative nous permettra en outre de mentionner le lien existant entre les travaux de Piaget sur la représentation spatiale chez l’enfant et tout un ensemble très intéressant de recherches qui ont occupé les psychologues du développement ces dernières décennies et dont l’objet est la capacité acquise progressivement par les enfants de se représenter la pensée d’autrui, en d’autres termes, leur «théorie de l’esprit» (selon l’expression qui a été adoptée pour désigner ce nouveau champ d’étude).

II.1. L’espace: la coordination des points de vue

Pour saisir l’ampleur du problème que pose à l’enfant l’acquisition de ce puissant instrument cognitif qu’est la représentation, c’est-à-dire la capacité de se représenter des êtres absents ou des événements non actuellement perçus, partons de cette observation que nous partageons avec le jeune enfant, mais qui ne nous étonne plus parce qu’à une certaine étape de notre développement nous avons réussi à en percer la vraie signification: la lune nous suit (semble nous suivre) lorsque nous nous déplaçons ! Ce constat qui ne nous intrigue plus ne surprend également nullement le jeune enfant, même s’il s’y intéresse vivement comme Piaget l’a montré dans un article de 1925 sur La représentation du monde chez l’enfant (p. 199-200)[12]. Le jeune enfant regarde avec intérêt cette lune qui le suit lorsqu’il marche, qui s’arrête lorsqu’il s’arrête etc. Mais viendra le moment où cette évidence première va lui poser un réel problème. Si, au fil de ses observations, il peut encore jusqu’à un certain point concevoir sans trop de difficulté que la lune le suit lorsque lui-même fait demi-tour pour marcher dans l’autre sens (après tout, il en va parfois de même des êtres vivants, bien que jamais un être vivant ne va être aussi complaisant que la lune), la question suivante va tôt ou tard se poser: qu’advient-il du mouvement lunaire aux yeux d’autrui lorsque celui-ci marche dans la direction de l’enfant et que tous deux regardent au-dessus d’eux la lune qui les suit ? Cet exemple illustre à merveille les nouveaux défis intellectuels que le développement des représentations imposent au jeune enfant. Sur un plan beaucoup plus général, les défis imposés par la mise en relation des observations implique que le sujet doive un jour où l’autre composer avec les perceptions et mêmes les représentations d’autrui. Il va lui falloir apprendre que ce que lui-même perçoit n’est pas forcément ce que perçoit autrui. Il va lui falloir se représenter ce qu’autrui perçoit à partir d’un autre point de vue, ou encore ce que lui-même ou autrui pourrait percevoir en changeant de point de vue. Bref, une telle composition ou coordination des points de vue est un passage obligé de la progression de l’intelligence représentative, dont la signification dépasse d’ailleurs largement le seul domaine de l’espace, comme on le verra par la suite. Un tel passage, qui va prendre plusieurs années avant d’aboutir à résoudre le genre de problème illustré par les mouvements apparents de la lune, va de pair avec l’autre mécanisme très général que nous venons de mentionner: la décentration. Pour maîtriser le domaine de la représentation, il va falloir que l’enfant apprenne à relativiser cette centration basée sur le point de vue propre auquel nul ne peut échapper, c’est-à-dire à ne plus la considérer que comme l’une des multiples centrations possibles à partir desquelles tel objet peut être appréhendé et avec lesquelles il va falloir composer ! En un sens, ce que va nous apprendre l’étude de la genèse de la représentation spatiale et de sa généralisation à tous les autres domaines de l’intelligence représentative, c’est que tout enfant doit, au terme de cette genèse être potentiellement (mais potentiellement seulement) capable de se représenter le monde à partir de tous les points de vue possibles, et bien plus encore, être capable de coordonner les uns aux autres l’ensemble des points de vue possibles.

Avant de rapporter les résultats d’une expérience de psychologie génétique qui permet de mieux saisir ce qui est intellectuellement exigé des enfants, donnons encore un autre illustration des défis que rencontre dans son vécu de tous les jours le jeune enfant qui se déplace dans un espace toujours plus étendu que celui que parvenait à maîtriser le jeune Laurent lorsqu’il se dirigeait d’un point à l’autre du jardin de ses parents. Pour prendre l’exemple d’un enfant genevois de 3-4 ans, comment se représente-t-il cette montagne qu’est le Salève ? Là encore, lors de ses premiers travaux consacrés à la représentation du monde chez l’enfant, Piaget a pu constater que ce qui est une évidence pour nous (il n’y a qu’un seul Salève), ne l’est pas du tout le cas à 3-4 ans. Alors même qu’il a construit la notion d’objet permanent, et qu’il sait depuis lors qu’un objet qu’il tient dans ses mains et perçoit sous un nouvel angle est le même que ce qu’il voyait avant de lui faire subir une rotation, un enfant de 3-4 ans croira à l’existence de deux Salève, un petit (celui qu’il voit tous les jours de loin), et un autre plus grand (celui qu’il voit parfois, lorsque ses parents l’emmène tout près lors d’une promenade. Et comment pourrait-il se convaincre que c’est le même Salève lorsque, lors de l’une de ces mêmes promenades, il en voit ce que ses parents savent être la face arrière de la montagne vue des habitants de Genève, mais dont seule une composition relativement complexe de mouvements et d’indices perceptifs temporels aussi bien que spatiaux permet de déduire qu’il s’agit d’une seule et même montagne ? Cet exemple, comme celui de la lune qui paraît se déplacer avec nous, illustre bien la très grande distance intellectuelle que l’enfant qui, vers 18-20 mois, a acquis les instruments de base de la fonction représentative (la capacité de se représenter par une imitation différée, par une image, ou encore par un mot ou une expression verbale élémentaire un objet ou un événement absent), va devoir franchir pour maîtriser ce monde de la représentation qui pour l’adulte paraît s’imposer avec une telle évidence, et qui plus est un monde qui lui-même s’est profondément transformé à partir de la généralisation des conquêtes non plus propres à toute psychogenèse humaine mais à la science astronomique (c’est-à-dire à partir de la diffusion de la vision copernicienne de l’univers physique). Ce qu’encore une fois ce jeune enfant va devoir reconquérir à une échelle plus étendue que ce qu’il a pu le faire au cours des 18 premiers mois de sa vie postnatale, c’est la perspective ou encore la constance des grandeurs et des formes, quels que soient la distance et l’angle à partir desquels tel objet est perçu. Mais cette fois la représentation ne sera plus seulement l’ultime appui permettant cette nouvelle conquête; elle sera l’instrument même qu’il faudra structurer au moyen d’opérations spatiales dont nous allons illustrer maintenant la genèse.

II.2 Le développement de la représentation spatiale.
Un exemple: la mise en relation des perspectives

Piaget et Inhelder ont imaginé plusieurs situations-problèmes (une quinzaine, sans compter leurs variantes) permettant d’étudier la progression des représentations spatiales chez l’enfant. L’une d’entre elles portent spécifiquement sur la coordination progressive des points de vue, c’est-à-dire sur la «mise en relation des perspectives». Directement inspirée des anciennes observations faites sur la difficulté des jeunes enfants de concevoir que le Salève est une seule et même montagne, quelle que soit le point de vue à partir duquel on la regarde (voir ci-dessus), la recherche sur la «mise en relation des perspectives» fait l’objet du chapitre 8[13] de La représentation de l’espace chez l’enfant (= RE). Le problème et l’enchaînement des situations auxquels ont été confrontés des enfants de 4 à 10 ans sont les suivants.

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Chaque sujet est placé face à une maquette de carton-pâte de 1m2 de base représentant trois montagnes avec une petite maison placée sur la 1ère à droite (voir figure, schéma supérieur), une croix sur la moyenne montagne à gauche sur le même schéma, et une grande montagne à l’arrière-plan, avec son sommet couvert de neige.

De la position B, il est possible de voir descendre une petite rivière sur la montagne ayant une croix à son sommet. Par ailleurs on devrait pouvoir voir depuis la position C un chemin descendant en zigzag depuis le sommet de la montagne où se trouve la maisonnette [14].

Le matériel est par ailleurs composé (1) de dix tableaux représentant les montagnes vues depuis l’une ou l’autre des quatre perspectives A, B, C et D, (2) d’une poupée en bois que l’expérimentateur adulte ou l’enfant peuvent déplacer et enfin (3) de trois cônes représentant chacun individuellement l’une ou l’autre des montagnes (un grand cône pour la plus haute montagne, un petit pour la montagne la plus petite, et un cône de grandeur intermédiaire pour la montagne avec une croix sur son sommet).

Dans une 1ère technique utilisée, on donne à l’enfant placé en A ces trois cônes en lui demandant de les mettre sur la table qui se trouve devant lui de manière à ce que leurs dispositions correspondent à ce que lui-même perçoit des trois montagnes à partir de A. Puis, après avoir repris les cônes, l’expérimentateur demande à l’enfant de les placer à nouveau face à lui sur la table de manière à ce que l’on perçoit corresponde non plus à ce que l’enfant voit des trois montagnes depuis le point A, mais ce que voit la poupée placée en un autre des trois points de vue (donc en B, en C ou en D).

Dans une 2ème technique, la poupée étant par exemple placée en C alors que l’enfant est en A, l’enfant doit choisir parmi les tableaux qu’on lui présente celui qui correspond à ce que voit la poupée.

Enfin, 3ème technique, c’est l’inverse: un des tableaux est présenté au sujet et l’enfant doit poser la poupée de manière à ce qu’elle voit corresponde à ce qui est représenté sur le tableau.

En résumé, et sans entrer dans les détails, trois grands stades sont constatés dans les réponses des enfants (abstraction faite d’une étape préalable composée de réponses d’enfants qui ne comprennent pas le problème qui leur est posé).

1er stade (entre 4 et 7 ans environ): incapacité puis capacité partielle de se décentrer du point de vue propre.— Lors d’un premier sous-stade (numéroté IIA, la désignation I étant réservée pour les enfants qui ne comprennent pas le problème), c’est ce que l’enfant perçoit depuis le point de vue qu’il occupe qui est toujours représenté lors du placement des trois cônes, donc même lorsqu’il s’agit de représenter ce que voit la poupée placée en un autre point que vue, et ceci même lorsque l’enfant sait par expérience que s’il se déplace à l’endroit en question, il ne verra pas ce qu’il perçoit actuellement. En un mot, chez les enfants de cette sous-étape, savoir que l’on ne voit pas la même chose si l’on se déplace pour occuper une nouvelle perspective n’implique pas encore qu’ils sachent construire ce qui est effectivement vu depuis cette autre perspective (voir RE, chap. 8, pp. 251-252)[15]. Il est vrai que lorsqu’il ne doit pas reconstruire de lui-même ce que perçoit la poupée mais trouver parmi des tableaux celui qui représente ce que celle-ci voit, l’enfant de ce niveau choisit soit celui correspondant à ce qu’il voit lui-même, soit, arbitrairement, tout autre tableau dans lequel les montagnes qu’il perçoit lui-même sont présentes, quel que soit leur ordre de placement (donc sans considération des relations gauche-droite ou avant-arrière). De même, lorsqu’il s’agit de choisir pour la poupée un emplacement correspondant à ce qui est représenté par un tableau, l’enfant rapproche certes la poupée des éléments les plus significatifs du tableau, mais en la plaçant de manière telle qu’elle en voit grosso modo ce que lui-même perçoit de ces éléments à partir de son propre point de vue. En d’autres termes, il n’a encore nullement l’idée du caractère exclusif de chacun des quatre points de vue.

Lors d’un deuxième sous-stade (numéroté IIB), prenant en considération le fait qu’il suffit de se déplacer pour ne plus voir la même chose, l’enfant cherche à se décentrer de son point de vue actuel pour se représenter ce que la poupée placée dans telle ou telle autre perspective peut bien réellement percevoir. Il échoue cependant à reconstruire sa perception, car il lui est impossible d’inverser la gauche et la droite, ainsi que l’arrière-plan et l’avant-plan: la gauche et la droite, ainsi que l’arrière et l’avant sont pour lui des propriétés absolues et non pas relatives et se modifiant lorsque l’on change de point de vue (ce que je vois devant et à gauche, mon vis-à-vis le perçoit derrière et à droite, et vice versa). Dans le cas de l’utilisation de la première technique, dans laquelle la poupée est placée en une autre position que la sienne, l’enfant replace les trois cônes de la même façon qu’il l’avait fait lorsqu’il s’agissait de les placer pour représenter ce que lui-même voit des trois montagnes, depuis son propre point de vue, en cherchant toutefois à tourner un peu l’ensemble composé par les trois cônes en direction du lieu où est placé la poupée; ou bien encore, après les avoir mis sur des emplacements correspondant à que lui-même les voit, il tourne individuellement chacun des trois cônes, ces rotations individuelles étant supposées représenter le fait que placée en un autre endroit que lui, la poupée perçoit différemment les trois montagnes.

Dans le cas de la deuxième technique, l’enfant fait là aussi l’effort de se décentrer de son point de vue, mais s’il s’attache pour ce faire à une ou l’autre des «prérelations»[16] les plus faciles à saisir imposée par la position de la poupée sans considération des autres rapports en jeu (par exemple au fait que, depuis le point de vue C la montagne avec un sommet enneigé est plus proche de la poupée, ou bien qu’elle est juste devant lui, ce qui le conduit à choisir parmi les tableaux celui dans lequel la montagne est au premier plan); il ne tient pas du tout compte des autres rapports en jeu, ni d’ailleurs du caractère relatif de la notion d’avant-arrière ou de gauche et de droite, se contentant d’apprécier des indices comme la distance entre telle montagne et la poupée ou le fait brut et non pas relatif qu’elle est devant et non pas derrière.

Enfin, avec la troisième technique, lorsqu’on montre à l’enfant un tableau représentant ce que l’on voit des trois montagnes depuis une position autre que la sienne et qu’il doit placer la poupée de telle manière que ce tableau corresponde à ce que celle-ci verra, ou bien il choisit de placer la poupée sur le sommet de l’une ou l’autre des trois montagnes, d’où il lui paraît que ce que la poupée percevra se rapproche le plus de la représentation exposée par le tableau, ou bien il choisit là aussi un indice dominant du tableau représentant ce qui est vu depuis l’une ou l’autre des positions pour poser la poupée en tenant compte de la proximité par rapport à cet indice, mais sans considération des autres rapports en jeu. En bref, quelle que soit la manière de poser le problème, l’enfant du stade IIB, s’il ressent bien la nécessité de se décentrer de son point de vue propre, ne parvient pas à composer opératoirement les relations en jeu de manière à tenir compte des transformations découlant d’un changement de point de vue.

3e stade (à partir de 7 ans environ): capacité partielle ou complète de relier opératoirement les unes aux autres les changements de relation entraînées par la changements de points de vue.

Lors d’un 1er sous-stade III A, l’enfant comprend que les rapports gauche-droite et avant-arrière entre les montagnes se modifient en raison des changements de points de vue. Seulement, comme la coordination de ces rapports est complexe, il ne parvient qu’à des solutions partiellement correctes.

JJ_Neuch_cours6_img_02Par exemple, dans le cas de la première technique dans laquelle il s’agit de reconstituer à l’aide des trois cônes représentant les trois montagnes ce qui est vu à partir de tel ou tel point de vue, un enfant de 7;4 placé dans la perspective A et auquel on demande de reconstituer ce que voit la poupée placée en C procède de la façon suivante. 1° Sans changer de place, il se lève pour regarder par-dessus la maquette. Comprenant sans difficulté que la poupée a devant elle la plus grande montagne, il place correctement au-devant de la table placée devant lui le cône qui la représente. Puis il place correctement les deux autres cônes à l’arrière-plan, mais sans inverser leur relation gauche-droite telle qu’il les perçoit lui-même sur la maquette, en aboutissant ainsi à la solution représentée sur la figure ci-dessus, correcte seulement selon la relation avant-arrière, mais non pas la relation gauche-droite.

Par contre, lors du deuxième sous-stade III B, vers 9-10 ans, la réussite est complète: l’enfant parvient à coordonner toutes les relations en jeu, et donc, par exemple, dans le contexte de la première technique et de la figure précédente, à placer le cône représentant la montagne la plus foncée non pas à sa gauche (tel qu’il peut lui-même le voir), mais à sa droite et donc à droite du cône représentant la montagne la plus foncée, comme le voit la poupée située en face de lui, de l’autre côté de la maquette.

Cette recherche est riche d’enseignement de plusieurs points de vue. Premièrement, on constate que, alors qu’un enfant de 18 mois environ a construit le groupement pratique des déplacements lui permettant sans peine de retourner son biberon soit pour en faire apparaître la tétine soit pour la faire disparaître, il va lui falloir environ 6 ans de plus pour réussir à coordonner sur le plan de la représentation les positions avant-arrière qu’il par­vient déjà à coordonner sur le plan de l’action. Deuxièmement, cette recherche confirme le rôle essentiel de l’activité de coordination dans la progression de l’intelligence humaine. Enfin, troisièmement, cette recherche est au point de départ des travaux de ces dernières décennies dans lesquels les chercheurs psychologues se sont penchés sur la question de la capacité des enfants à se représenter ou à concevoir ce que pense autrui (c’est-à-dire les recherches portant sur ce que leurs auteurs ont appelé les «théories de l’esprit»).

Un complément aux travaux de Piaget:
les recherches sur les «théories de l’esprit»

Dans les expériences réalisées par Inhelder et Piaget, c’est vers 4-5 ans que les enfants se doutent ou savent que les choses n’apparaissent pas de la même façon selon qu’elles sont regardées à partir de tel endroit ou de tel autre. Néanmoins, ainsi qu’on vient de le voir, il faudra encore quelques années pour qu’un enfant parvienne à concevoir et à se représenter les transformations des rapports spatiaux entraînés par les changements de perspective, et en particulier à se représenter ce qu’autrui perçoit des rapports spatiaux entre objets (à gauche de, à droite de, en avant de, en arrière de) lorsqu’il les regarde à partir d’un point de vue différent du sien. Les psychologues qui ont étudié le développement des dites «théories de l’esprit» ont mis à à leur tour au point des problèmes cognitifs impliquant des coordinations non plus entre différentes représentations spatiales découlant des changements de points de vue, mais entre des représentations consistant en croyances ou connaissances attribuées à autrui par rapport à une situation ou un événement, selon les propres connaissances que l’on en a. Une situation-problème prototypique illustre cette innovation par rapport au problème de mise en relations des perspectives spatiales, à savoir celle par laquelle est étudiée chez l’enfant le développement de la capacité de se représenter la présence de fausses croyances chez autrui et leurs conséquences sur ses comportements. Conçue par Perner, qui a développé ce courant de recherche à partir des travaux de Flavell sur la «métacognition» (la connaissance que le sujet peut avoir de ses propres états de connaissance), cette situation-problème prototypique à laquelle on confronte les enfants se présente comme suit (voir Wimmer et Perner, 1983).

L’expérimentateur commence par décrire le scénario suivant, représenté par une suite de dessins. «Max (un enfant représenté sur le dessin) rentre chez lui avec un ami. Max et son ami rangent dans un buffet rouge une barre de chocolat qu’ils viennent d’acheter. Max sort de la maison un moment. Pendant son absence, son ami mange un bout de chocolat, puis replace la barre non pas dans le buffet rouge, mais en un autre lieu, dans un buffet bleu. Max revient chez lui et désire à son tour manger un bout de chocolat». Parvenu à cette étape de la description, l’expérimentateur se tourne vers l’enfant interrogé et lui demande «où Max va-t-il chercher le chocolat ?». Voilà comment les enfants de différents âges vont en moyenne répondre à cette question. Jusqu’à 5 ans environ, ils vont en général affirmer que Max ira chercher le chocolat dans le buffet bleu ! Ce qui signifie qu’ils attribuent à Max ce qu’eux-mêmes feraient, sachant que le chocolat a été déplacé dans le buffet bleu. Au contraire, à partir de 5 ans, les enfants tiennent compte du fait que Max ne sait pas que son ami a pris du chocolat pendant son absence et a placé la barre restante dans le buffet bleu. Ils vont donc donner la réponse attendue, à savoir que Max ira chercher le chocolat dans le buffet rouge.

À noter: les enfants de moins de 5 ans savent bien eux aussi —ils l’ont vu— que Max n’était pas là lorsque son ami à changer de place le chocolat. Mais ils imputent néanmoins à Max le même savoir qu’eux-mêmes ont de ce qui s’est passé en son absence ! En d’autres termes, ils ne déduisent pas du constat de cette absence que, nécessairement, la représentation que Max a maintenant de l’emplacement du chocolat ne peut pas être la même que la leur ou que celle que l’ami de Max se fait de cet emplacement.

On ne peut que souligner, en première approximation, la parenté de cette situation par rapport à celle de mise en relation des perspectives à partir de laquelle Inhelder et Piaget ont constaté que les plus jeunes de leurs sujets ne parvenaient pas, eux non plus à se représenter ce que ce que perçoit une personne placée à un autre point de vue qu’eux-mêmes. En d’autres termes, l’enfant qui répond correctement à la situation-problème imaginée par Perner paraît être au même niveau que l’enfant qui répond correctement à la situation-problème imaginée par Inhelder et Piaget. Mais alors comment expliquer ce décalage des âges de réussite ? Dans l’un des cas, c’est vers 5 ans en moyenne que les enfants résolvent correctement le problème qui leur est posé, alors que dans l’autre cas, c’est vers 7 ans que les enfants tendent à donner des réponses correctes, et encore seulement partiellement (puisque, comme on l’a vu, s’ils reconstruisent correctement le rapport avant-arrière, ils continuent à ne pas pouvoir reconstruire les rapports gauche-droite pour une personne qui regarde d’un point de vue autre que le leur un même ensemble d’objets. Dans la mise en relations des perspectives, ce n’est même que vers 9-10 ans que la réussite est donc atteinte. Comment, encore une fois, expliquer ce décalage de près 4-5 ans entre les réussites aux deux épreuves en apparence très similaires ?

A bien y réfléchir, la réponse qui semble s’imposer est la suivante, quand bien même elle a en général échappé aux premiers auteurs de ces recherches sur le développement des théories de l’esprit. Dans le cas de l’expérience de Perner, l’enfant n’a pas besoin, pour réussir, d’opérer des mises en relation complexes telles qu’on les observe dans la situation de coordination des perspectives (transformer le rapport gauche-droite, ainsi que le rapport avant-arrière). Il y a certes décentration chez ces enfants de 5 ans environ qui conçoivent que Max ne se conduira pas comme eux lorsqu’il s’agira d’aller rechercher un objet désiré (de la même façon que, dans l’expérience de la coordination des points de vue, un enfant de 5 ans peut savoir qu’autrui ne voit pas ce que lui-même perçoit depuis son propre point de vue, alors même que cet enfant de 5 ans échoue à reconstruire ce que voit autrui). Mais connaître ce qu’il fera n’implique pas une activité de coordination des perspectives. Il leur suffit de tenir compte de leur propre expérience, qu’ils acquièrent par exemple à travers les jeux de cache cache. En d’autres termes, ils assimilent la situation dans laquelle se trouve Max et son ami à des situations qui leur sont devenues familières. Ils peuvent se mettre à la place de Max, ayant eux-mêmes eu l’occasion de constater que, si quelqu’un déplace un objet en leur absence, et bien ils feront eux-mêmes ce que Max fait. Bien sûr, il y a là aussi une progression cognitive, puisqu’ils ont appris à différencier ce que peut faire quelqu’un qui sait par rapport à quelqu’un qui ne sait pas. Mais ils n’ont pas besoin de reconstruire la représentation d’autrui, puisque les deux situations: Max se dirige vers le buffet rouge ou Max se dirige vers le buffet bleu sont toutes deux aussi facilement imaginables l’une que l’autre. Ils doivent simplement annuler une des deux représentations, en intégrant le fait, qu’ils connaissaient déjà bien à 3-4 ans, que telle ou telle personne a vu ou n’a pas vu tel événement.

Une preuve que, malgré leur similitude apparente, les deux situations ne recourent pas aux mêmes niveaux de compétences cognitives pour y répondre —c’est-à-dire que la résolution correcte de l’épreuve de Perner n’exige pas de savoir d’opérer des transformations— a été apportée en 2005 par deux chercheurs français, Cécile Gauthier et Joël Bradmetz, dans un article sur «Le développement des fausses croyances chez l’enfant de 5 à 8 ans» [17]. Il suffit en effet de compliquer quelque peu la situation imaginée par Perner en mettant en jeu non pas un seul objet, mais deux objets [18] (une barre de chocolat et un livre) pour décaler l’âge où la majorité des réponses redeviennent correctes (de 30% de bonnes réponses à 5 ans, il passe à 53% à 6 ans, 67% à 7 ans et 88% à 8 ans). Mettant en jeu non plus un seul objet mais deux, l’un des items de la situation-problème ainsi renouvelée se laisse décrire comme suit (les noms des personnages sont différents): «Accompagné de sa sœur Eva, Ugo met le chocolat et le livre dans le frigo et dans le placard de la cuisine d’une maison de poupées contenant une chambre et la cuisine. Ugo sort un moment de la maison puis à son retour, il apprend de Eva, à qui il dit qu’il veut manger du chocolat, que celui-ci a été déplacé par elle dans une armoire se trouvant dans la chambre (sans qu’Eva n’ait l’occasion de lui dire qu’elle a également déplacé le livre dans un coffre se trouvant dans la chambre)». Interrogé sur le problème de savoir où Ugo ira chercher le livre, ce n’est alors que vers 6-7 ans que les enfants sauront en majorité répondre correctement, alors que c’est là aussi vers 5 ans en moyenne qu’ils parviennent à répondre à 70% à la situation classique[19]. Pourquoi ce retard par rapport à la situation-problème originelle ? Parce que maintenant il s’agit de composer ensemble deux croyances pour réussir cette nouvelle situation: la croyance que le chocolat est dans l’armoire de la chambre (croyance que Ugo peut déduire de ce que Eva lui a dit) et la croyance que le livre est toujours dans la cuisine (puisque Ugo n’a pas été informé par son amie que le livre avait aussi été changé de place). Dans ce cas plus compliqué, le jeune enfant interrogé peut parvenir certes à tenir compte du fait que Ugo sait que sa sœur a déplacé le chocolat, puisque celle-ci le lui a dit, mais il ne tient plus compte du fait qu’il ne sait pas que sa sœur a déplacé le livre, et il se positionne du seul point de vue centré sur Eva pour en conclure faussement que Ugo ira chercher le livre dans le coffre de la chambre.

En définitive, en montrant que les problèmes de composition des croyances nécessitent pour leur résolution le même genre de capacité opératoire que celle mise en lumière par Piaget et ses collaborateurs sur les terrains de la construction de la représentation spatiale, les résultats de cette recherche de Bradmetz et de Gauthier, confirmés par d’autres travaux de même type réalisés depuis par Bradmetz et ses collaborateurs, démontrent la généralité de la conception piagétienne du développement de l’intelligence représentative, de ses instruments (les opérations logico-mathématiques en tout premier lieu) et de ses objets (l’espace, le temps, l’univers et la causalité physique, le nombre, les classifications et les relations logiques, la coopération et les valeurs sociales… mais aussi, comme on vient de le voir, la composition des croyances, etc.). Comme nous allons amplement le constater dans les prochains cours, la progression de cette intelligence découle de la construction de structures opératoires de plus en plus puissantes, qui reproduisent en la dépassant la structure de regroupement pratique des déplacement sous-tendant certaines au moins des conduites observées lors de l’ultime stade construction de l’intelligence sensori-motrice, stade qui est en même temps le point de départ de construction de l’intelligence représentative. C’est cet examen du développement de ce qui compose le noyau de cette dernière dans lequel nous nous lancerons dès le prochain cours, en commençant par la construction de la pensée et des structures logiques élémentaires.

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[1] Rappelons que la notion de «phylogénétiquement acquis» vise également les acquisitions psychogénétiques des ancêtres de l’homo sapiens sapiens, en tant que ces dernières ont été assimilées par le mécanisme classique de la sélection naturelle des espèces (ou tout autre mécanisme de transformation des espèces qui porte également sur les acquisitions psychogénétique de chaque génération d’individus) en donnant ainsi naissance aux schèmes instinctifs.

[2] Soulignons également ici comment, dans l’exemple ici esquissé, le sujet se dédouble: on a d’abord le sujet engagé dans l’action de s’emparer d’un objet extérieur et qui fait corps, pour ainsi dire, avec le schème d’action alors activé, mais aussi, en surplomb, le sujet qui assimile un objet extérieur et son action potentielle à son propre schème de préhension alors activé.

[3] Bien entendu, il aurait été possible à Piaget de faire apprendre progressivement la conduite purement empirique de rechercher l’objet toujours à l’endroit où il vient de disparaître. Mais une telle conduite n’aurait pas relevé de ce 5e stade.

[4] Ces limitations découlent du caractère matériel et finalisé des déplacements d’une personne ou d’un objet tels que les conçoit usuellement le sujet, lorsqu’il ne pense pas mathématiquement l’opération de déplacement. Alors que tout déplacement matériel se fait à partir d’un point A de l’espace physique vers un point B du même espace, la notion de déplacement mathématique fait complètement abstraction des points de départ et d’arrivée concrets, pour ne plus considérer que l’opération abstraite de déplacement (ou de translation et de rotation), indépendamment des points de départ et d’arrivée. D’où la possibilité, inexistante dans la réalité, de réappliquer directement une même opération de déplacement (par exemple +1 mètre), à la façon dont on peut réappliquer la même opération arithmétique +1… Cette notion plus abstraite de déplacement, le sujet ne pourra y accéder que plusieurs années après avoir conquis la capacité de grouper des déplacements sensori-moteurs.

[5] Le recouvrement plus ou moins complet des deux notions de groupe, l’une psychologique et l’autre mathématique, apparaît clairement dans cette affirmation de Piaget selon laquelle «si tardive qu’ait été la découverte de la notion de groupe en tant qu’être mathématique (Galois aux XIXe siècle), ses propriétés les plus générales expriment en réalité certains des mécanismes les plus caractéristiques de l’intelligence» (EEG, vol. 1, 1957, p. 45).

Notons que de grands savants tels que Helmoltz et Poincaré auront dès le 19e siècle la même intuition que celle qui a guidé Piaget, qui s’est d’ailleurs inspiré de ses prédécesseurs. Mais là où ces savants ont considéré que l’esprit humain était doté de manière innée de l’idée de groupe (au sens mathématique du terme), Piaget mettra au point de nombreuses expériences de psychologie génétique démontrant que cette idée ne s’impose qu’aux termes de constructions successives et progressives (d’abord sur le plan de l’action sensori-motrice, puis sur le plan de la pensée concrète, enfin sur celui de la pensée formelle), comme la suite du cours le révélera.

A noter également que la notion de groupe, avec les lois qu’elle subsume, joue également un rôle essentiel en physique, comme le montre l’examen du développement des principes de conservation physique aussi bien chez l’enfant que dans les progrès de la physique scientifique.

[6] Bien entendu, conformément à la restriction déjà mentionnée, cette propriété de commutativité ne peut s’appliquer dans le contexte des déplacements matériels. Si, partant de A, un individu souhaite se rendre en C, il ne peut d’abord accomplir le déplacement BC avant d’avoir accompli le déplacement AB.

[7] Comme on le verra en examinant le développement de la pensée logique de l’enfant, Piaget a créé et proposé la notion (et le terme) de groupement pour signifier les restrictions imposées à la structure mathématique de groupe sur le terrain de la logique. Une fois découverte la structure mathématique plus faible qui caractérise les regroupements d’opérations logiques, il deviendra possible d’utiliser cette notion de groupement pour modéliser mathématiquement la composition des déplacements des objets dans l’espace physique usuel telle qu’elle avait découverte chez le bébé de 18 mois environ.

[8] Pour ce faire une idée de ce caractère plus abstrait des opérations de déplacement telles que les considère la mathématique pure (et qu’un enfant pourra concevoir dès qu’il aura atteint le niveau de la pensée opératoire concrète, entre 7 et 10 ans), il suffit de penser à la composition suivante d’opérations: avancer de dix kilomètres (peu importe le point de départ); reculer de 5 km; avancer de 8km, reculer de 3, etc. De telles opérations peuvent être composées les unes avec les autres dans n’importe quel ordre, sans se soucier de la coordination des points de départ et d’arrivée, ceci strictement de la même façon que l’on peut procéder sur le terrain de la composition des nombres (ajouter 10, soustraire 5, ajouter 8, etc.). De même que n’importe quel nombre peut être ajouté à n’importe quel nombre, n’importe quelle opération de déplacement peut être ajoutée à n’importe quelle autre, et l’ordre dans lequel seront enchaînées ces compositions n’a pas d’importance, puisque, comme pour le groupement de l’addition arithmétique, l’opération découlant de toutes les opérations réalisées sera unique et tout à fait déterminée.

[9] Si, comme le relevait déjà Piaget dans son ouvrage sur La naissance de l’intelligence de 1936, il y a déjà des «implications signifiantes» et des inférences logiques lors de la période sensori-motrice, celles-ci sont constamment dépendantes et indissociablement attachées aux schèmes d’actions en cours d’activité chez l’enfant, alors qu’avec l’accès à la fonction symbolique, c’est-à-dire à la capacité de représenter un objet ou un événement en son absence acquise vers le milieu de la deuxième année, la pensée logique va pouvoir progressivement accompagner, puis diriger voire même supplanter une intelligence sensori-motrice métamorphosée en une intelligence de l’action repoussant toujours davantage les frontières de l’espace proche.

[10] L’analyse que nous venons de tenter relève certes plus d’une approche phénoménologique que scientifique d’une conduite telle que celle illustrée ici par Lucienne. Les réserves de Piaget face à cette approche expliquent peut-être qu’il ne se soit pas lancé dans le genre de spéculations sur ce qui a bien pu réellement se passer chez sa fille, ou bien encore chez les chimpanzés de Kœhler capables de «compréhension soudaine». Peut-être l’usage de technique d’imagerie cérébrale pourra-t-elle donner de l’extérieur quelques confirmations ou informations aux hypothèses psychologiquement invérifiables sur le contenu et le déroulement concret de ces combinaisons mentales sous-tendant la compréhension soudaine… Pour le futur, il y a là matière à une collaboration entre les approches de la psychologie génétique des conduites, de la phénoménologie et de l’imagerie cérébrale.

[11] Le groupement des déplacements tels qu’on peut l’observer chez le bébé d’une année et demi environ est la seule conquête de ce dernier qui prend une forme quasi-isomorphe aux structures logico-mathé­matiques sous-tendant les conquêtes de la pensée représentative qui vont être l’objet de la suite du cours.

[12] Article disponible sur le site internet de la Fondation Jean Piaget.

[13] Chapitre disponible sur le site internet de la Fondation Jean Piaget.

[14] Telle qu’elle est exposée dans l’ouvrage, la figure 21 semble ne pas être exacte puisque la montagne placée devant C est trop élevée pour voir ce chemin depuis ce point de vue. Néanmoins cette erreur n’a aucune conséquence dans la mesure où cette information sur la position de ce chemin ne joue pas de rôle décisif dans la suite du chapitre. La seule mention qui est faite ultérieurement concerne ce qu’une personne placée en C peut voir lorsqu’elle perçoit sur sa droite cette montagne la plus élevée avec, à la gauche de cette dernière, celle à demi-cachée ayant une maisonnette sur son sommet. Cette dernière description suggère soit que le point de vue qui correspond à l’emplacement de ces deux montagnes n’est pas C mais B; soit, ce qui est plus probable, que la figure 21 est trompeuse et ne représente pas exactement ce qui est vu à partir de C, car alors, sur cette figure considérée à partir de C, la montagne la plus élevée devrait être déplacée un peu sur la droite, de manière à rendre partiellement visible à sa gauche la montagne ayant une maison sur son sommet.

[15] Flavell (1981) confirme ce savoir précoce en demandant à des enfants si une personne placée en face d’elle voit la même chose qu’elle, ou si elle voit le dessin à l’endroit ou à l’envers. La réponse correcte apparaît vers 4 ans. Dans le même ordre de fait, l’une des filles de Piaget s’étonnait que le Salève puisse apparaître différemment lorsqu’elle le voyait beaucoup plus près que depuis chez elle (ceci alors même que la constance des grandeurs est acquise à peu près en même temps que la construction de l’objet permanent). Piaget en concluait que c’est vers cet âge là que sa fille a été conduite à admettre «que les montagnes se présentent différemment selon les endroits où l’on se trouve pour les regarder» (RE, p. 256). Selon Piaget cependant, l’enfant de 4 ans et demi pourrait avoir «l’impression d’un changement de forme réel et non pas perspectif» (et pourquoi, en effet, une montagne ne pourrait-elle pas changer de forme ? Pour ne pas se fier aux apparences, il faudra à l’enfant élaborer toute une conception des objets physiques non manipulables).

[16] Dans ce chapitre comme souvent dans plusieurs de ses ouvrages de psychologie génétique, Piaget réserve le terme de «relation» aux relations strictement opératoires, c’est-à-dire aux relations que les sujets savent composer les unes avec les autres (ou rapporter les unes aux autres) au moyen d’opérations obéissant à des lois de groupement ou de groupe précises et qui n’apparaissent, comme nous allons le voir pour les relations gauche-droite et avant-arrière, que lors de ce qui est ici désigné comme le 3e stade de développement.

[17] Enfance, 2005, pp. 353-362.

[18] Un peu de la même façon que dans l’épreuve des perspectives d’Inhelder et de Piaget, dans laquelle c’est bien le changement de point de vue par rapport à au moins deux objets (et notamment le rapport gauche-droite) qui rend la tâche compliquée pour les enfants les plus jeunes.

[19] Dans un premier item de la situation-problème renouvelée, Ugo ne signale pas à Eva qu’il veut manger du chocolat de telle sorte que les enfants interrogés savent que Ugo n’a connaissance du déplacement ni du livre ni du chocolat. Dans ce cas, la situation renouvelée est de même niveau de complexité que a situation originale imaginée par Perner. Les enfants de 5 ans se décentrent de leur propre point de vue en tenant compte du fait que, Ugo ne sachant rien des actions de sa sœur, ira chercher le chocolat et le livre dans les endroits de la cuisine où il les a lui-même mis.

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